Guerre au Proche-Orient : la Cour pénale internationale sous haute pression

lundi 7 octobre 2024

Les juges de la CPI n’ont toujours pas statué sur les mandats d’arrêt requis par le procureur Karim Khan contre les dirigeants israéliens il y a plus de quatre mois. Un délai inhabituel, qui s’explique par les pressions, manœuvres et requêtes multiples exercées contre la Cour et ses décisions.
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Julian Fernandez est un fin connaisseur des rouages de la Cour pénale internationale (CPI), étant l’un des neuf experts à siéger au sein de la Commission consultative pour l’examen des candidatures au poste de juge. Professeur à l’université Panthéon-Assas, à Paris, il prédisait le 22 mai dans Mediapart que la délivrance – ou non – de mandats d’arrêt contre le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, son ministre de la défense, Yoav Gallant, ainsi que trois leaders du Hamas, Yahya Sinouar, Ismaël Haniyeh et Mohammed Deif, surviendrait « dans un délai de trois à six semaines ».

Plus de quatre mois après, les juges de la chambre préliminaire de la CPI n’ont toujours pas statué. Malgré l’insistance du procureur Karim Khan, à l’origine de la requête, déposée le 20 mai, qui les presse de faire le nécessaire, car « tout retard injustifié dans ces procédures porte atteinte aux droits des victimes ».

Entre-temps, deux des cinq mis en cause par Karim Khan pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité sont morts, assassinés par l’armée israélienne : Mohammed Deif, le chef militaire du Hamas, a été tué le 13 juillet lors d’un bombardement dans le sud de Gaza, et Ismaël Haniyeh, le chef politique du Hamas, a été tué le 31 juillet à Téhéran (Iran), où il s’était rendu pour assister à la cérémonie d’investiture du président Massoud Pezechkian. La guerre continue de faire rage et s’étend désormais au Liban. Plus de 41 000 personnes sont mortes à Gaza, des centaines au Liban, à chaque fois majoritairement des civils.

« Dépasser la limite des quatre mois crée un précédent extrêmement dangereux, s’alarme l’avocat en droit international Johann Soufi. Le mandat d’arrêt contre le président russe Vladimir Poutine avait pris trois semaines au maximum. Il est impossible que les juges ne délivrent pas les mandats d’arrêt, ou alors ce serait la fin de la CPI, la fin de la justice internationale. »

Début août, l’Association des juristes pour le respect du droit international (Jurdi), dont sont membres Johann Soufi et Julian Fernandez, associée à la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), a déposé devant la CPI un mémoire réaffirmant « l’urgence absolue, pour la chambre préliminaire, de délivrer les mandats d’arrêt conformément à la demande du procureur, compte tenu de la gravité des crimes encore en cours à Gaza et ailleurs ainsi que du risque de génocide constaté par la Cour internationale de justice (CIJ) ».

Première défense officielle d’Israël

Comment expliquer que les trois juges de la CPI, la Roumaine Iulia Motoc, le Français Nicolas Guillou et la Béninoise Reine Alapani-Gansou, n’aient toujours pas tranché, alors que la justice internationale est accusée de double standard, à un moment crucial de l’histoire, que la CPI est vue comme « une institution partiale ou partielle, qui ne s’intéresserait qu’aux situations ne heurtant pas directement les intérêts des Occidentaux », pour reprendre les mots de Julian Fernandez ?

C’est que, sans surprise, les pressions et les manœuvres sont multiples pour empêcher la CPI, qui siège à La Haye (Pays-Bas), d’émettre des mandats d’arrêt contre les dirigeants israéliens.

Vendredi 20 septembre, une semaine avant le déplacement du premier ministre israélien à New York, à l’Assemblée générale des Nations unies (où il a prononcé un discours critiquant la CPI), l’État d’Israël a présenté pour la première fois une contestation officielle devant les juges.

Au travers de deux mémoires, pour l’heure restés confidentiels, l’État hébreu qui, contrairement à l’Autorité palestinienne, ne reconnaît pas la CPI (le pays a signé mais pas ratifié le traité de Rome de 1998, fondateur de l’instance), remet en cause la compétence juridictionnelle de la Cour ainsi que la légalité de la requête du procureur.

Pour les autorités israéliennes, la CPI est incompétente « en ne donnant pas à Israël la possibilité d’exercer son droit d’enquêter lui-même sur les allégations ». « Aucune autre démocratie dotée d’un système juridique indépendant et respecté comme celui qui existe en Israël n’a été traitée de cette manière préjudiciable par le procureur », a dénoncé Oren Marmorstein, porte-parole du ministère israélien des affaires étrangères. Avant de s’appuyer sur la « multitude d’États de premier plan, d’organisations et d’experts de par le monde » qui « partagent les positions présentées par Israël ».

Contestation de la compétence de la Cour

Tout au long de l’été, Israël a pu compter sur les manœuvres de pays alliés et de moult organisations, ONG, think tanks, du Royaume-Uni à l’Argentine, en passant par le sénateur américain Lindsey Graham, l’Association du barreau israélien, l’Association internationale des avocats et juristes juifs, etc., pour empêcher la délivrance de mandats d’arrêt et retarder considérablement la décision des juges.

L’un des premiers à ouvrir le bal fut le Royaume-Uni, le 10 juin. Reprenant l’argument du gouvernement israélien, de l’Allemagne et d’autres amici curiae, « amis de la cour », autorisés à déposer des observations juridiques, il a contesté la compétence de la Cour pour émettre des mandats d’arrêt contre des ressortissants israéliens, car l’Autorité palestinienne aurait renoncé à ce pouvoir au moment de la signature des accords d’Oslo II, en septembre 1995.

Le 26 juillet, après l’arrivée au pouvoir du gouvernement travailliste, le Royaume-Uni a finalement déclaré ne plus vouloir soumettre d’observations à la Cour. Qu’importe, il avait ouvert les vannes. Quatre jours plus tôt, le 22 juillet, plus d’une soixantaine d’États, organisations, individus, avaient ainsi été autorisés par les juges de la chambre préliminaire I de la CPI à soumettre leurs mémoires sur le sujet, pour et contre toute action ultérieure. Un processus jamais vu en vingt-deux ans d’existence de la CPI, à un stade aussi précoce de la procédure et alors que les juges décident normalement seuls.

L’association Jurdi et la FIDH ont saisi l’occasion pour rendre leur implacable mémoire, dénonçant « un abus de procédure » dans la démarche britannique, « entravant la bonne administration de la justice ».

Les deux organisations démontent, point par point, les arguments sur l’incompétence de la Cour et alertent : « Si la CPI, comme les autres juridictions internationales, n’avait aucune compétence propre et n’exerçait sa compétence que lorsque celle-ci était expressément ou implicitement déléguée par les États, sa capacité à remplir son mandat serait compromise. Une telle interprétation du Statut de Rome priverait la Cour de toute efficacité et légitimité. »

« La “théorie de la délégation” suppose en effet une symétrie entre la compétence de la Cour et celle des juridictions nationales, poursuivent Jurdi et la FIDH. Non seulement cette conception contredit les dispositions du Statut – qui permettent par exemple à la Cour de poursuivre les ressortissants d’États non parties et les chefs d’État ou de gouvernement – mais elle va aussi à l’encontre de la pratique de la Cour. En effet, celle-ci a, à plusieurs reprises, délivré des mandats d’arrêt contre des ressortissants d’États non parties au Statut de Rome, y compris contre des personnes bénéficiant d’une immunité, ou pour des crimes qui n’existaient pas dans l’ordre juridique interne des États concernés. »

Une Cour rodée aux pressions

Ce n’est pas la première fois que la CPI se retrouve sous le feu des pressions. Elle est même rodée. En 2020, en représailles aux investigations ouvertes sur des crimes de guerre commis par l’armée des États-Unis en Afghanistan, l’administration Trump avait imposé des sanctions économiques et des restrictions de voyage à de hauts fonctionnaires de la CPI.

En mai, peu avant de déposer sa requête et de la rendre publique pour mieux se protéger, le procureur Karim Khan, rompu à titre personnel aux menaces de toutes parts (Moscou avait notamment ouvert, en mars 2023, une enquête contre lui pour « attaque contre le représentant d’un État étranger »), avait dénoncé « toutes les tentatives visant à entraver, à intimider ou à influencer » les employé·es de son bureau. Dans un communiqué, il avait rappelé que ces entraves pouvaient « constituer une infraction contre l’administration de la justice » et que « l’intimidation et le trafic d’influence, que ce soit par la contrainte ou la persuasion », étaient interdits.

Il visait implicitement Benyamin Nétanyahou et ses alliés, États-Unis en tête, qui n’ont pas caché leur hostilité dès l’annonce de la décision de requérir des mandats d’arrêt. Le président américain Joe Biden l’a jugé « scandaleuse », assurant qu’il n’y avait pas d’équivalence entre Israël et le Hamas. Son secrétaire d’État, Antony Blinken, a dénoncé « une honte », ajoutant par ailleurs que la CPI n’avait « pas de juridiction » sur Israël.

La CPI n’en est pas à ses premières pressions dans le dossier israélo-palestinien. Quelques jours après l’annonce de Khan, une enquête du quotidien britannique The Guardian, du média indépendant israélo-palestinien +972 Magazine et de Local Call, publiée le mardi 28 mai, révélait l’ampleur des pressions exercées pendant près d’une décennie par Yossi Cohen, directeur des services de renseignement israéliens (Mossad), sur la prédécesseure de Karim Khan, l’ancienne procureure de la CPI Fatou Bensouda, en poste de 2012 à 2021. Des accusations réfutées par Israël.

Par tous les moyens (surveillance, piratage, diffamation, menaces, etc.), il s’agissait de contraindre la procureure à cesser toute poursuite pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité contre Israël dans les territoires palestiniens. La procureure enquêtait depuis 2021. Comme Karim Khan, Fatou Bensouda ne s’est pas laissé intimider. Malgré le coût quotidien au fil des neuf années.

Selon des témoignages partagés avec un petit groupe de collaborateurs de la CPI, Yossi Cohen, qui aurait agi en « messager non officiel » de Benyamin Nétanyahou, aurait dit à Fatou Bensouda : « Vous devriez nous aider et nous laisser prendre soin de vous. Vous ne voulez pas vous lancer dans des activités qui pourraient compromettre votre sécurité ou celle de votre famille. »

Dans cette guerre secrète, désormais connue du monde entier, les services secrets israéliens seraient allés jusqu’à surveiller de près la famille de Fatou Bensouda, obtenant des transcriptions d’enregistrements secrets de son mari dans le but de lui nuire. L’une des sources de l’enquête a assuré qu’il n’y avait aucune hésitation en interne à espionner l’avocate gambienne : « Elle est noire et africaine, alors qui s’en soucie ? »

Source : Mediapart
Rachida El Azzouzi
5 septembre 2024