Entretien. Karim Kattan : “Gaza est à la fois partout et invisible”

mardi 8 octobre 2024

Penser le 7 octobre, du point de vue d’un écrivain palestinien, c’est réfléchir à cet événement total auquel a succédé un autre événement total, la guerre à Gaza, et la destruction qui a suivi. Pour Karim Kattan, “nous assistons à une réalité nouvelle : celle de l’anéantissement d’un territoire”.
JPEG - 3.5 ko Karim Kattan
Écrivain palestinien de Bethléem, né à Jérusalem, Karim Kattan vit en France. Ce docteur en littérature comparée écrit en anglais et en français. Son dernier roman, L’Éden à l’aube, est paru en 2024 aux Éditions Elyzad, situées en Tunisie.

Courrier international : Le 7 octobre 2023, quand vous avez appris la nouvelle des attaques sans précédent du Hamas sur le sol israélien, qu’avez-vous pensé ?

Karim Kattan : Je me suis dit : “C’est fini.” Les trois jours qui ont suivi le 7 octobre, je ne sais plus où j’étais. Sans doute un effet de la sidération. On a su immédiatement que la suite allait être d’une grande violence. Je me suis dit que quelque chose finissait. Qu’est-ce ce “quelque chose” ? Je ne le savais pas à l’époque, et je ne le sais toujours pas aujourd’hui.

Quelle résonance a aujourd’hui ce 7 octobre, dont le premier anniversaire approche ?

Je songe beaucoup à cette notion de date. Les Israéliens disposent d’une date, un moment emblématique qui construit le traumatisme israélien. Mais côté palestinien, il n’y a pas de date. Les Palestiniens vivent dans un processus violent interminable.

Nous sommes donc face à deux récits différents. L’un, avec la construction d’une date, d’une mémoire autour de cette date. D’un moment formé, en quelque sorte. Et de l’autre, une séquence qui n’en finit plus, un processus informe.

Deux temporalités coexistent en ce 7 octobre : celle d’une attaque le jour même contre Israël et le début d’autre chose, la destruction de Gaza. Les commémorations qui arrivent vont certainement porter sur ces attaques, mais pas sur ce qui se poursuit depuis un an, à savoir cette destruction et les morts de civils par dizaines de milliers.

Comment, du point de vue des Palestiniens, écrire l’histoire qui a commencé le 7 octobre jusqu’à aujourd’hui ?

Il y a une certaine difficulté intellectuelle à dézoomer, à pouvoir englober et penser ce qui se passe. En d’autres termes, de faire émerger un narratif. À Gaza, chaque horreur vient balayer la précédente. En outre, les journalistes occidentaux ne peuvent entrer sur le territoire. Il y a donc, pour eux, une impossibilité à élaborer une iconographie de la destruction de Gaza.

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Dès lors, les choses disparaissent comme sous les décombres. Des moments clés sont balayés, faute de traces considérées comme légitimes. Les journalistes palestiniens à Gaza, évidemment, font leur travail, souvent au prix de leur vie. Mais ils sont regardés avec méfiance ou condescendance par leurs collègues occidentaux.

Je ressens une forme non pas de désespoir, mais d’hébétude. Nous sommes comme sonnés, car nous sommes bloqués dans une séquence de violence totale mais qui n’en finit pas. C’est une sensation de film d’horreur, de long cauchemar.

Mais vous soulignez un paradoxe. La tragédie de Gaza est comme effacée sous les gravats, mais elle résonne aussi à travers le monde.

Gaza est à la fois partout et invisible. C’est effectivement un paradoxe fondamental, total et incroyable. D’un côté, tout le monde parle de Gaza. Gaza est partout, mais sa destruction n’est réellement nulle part. Et Gaza redessine des lignes de fracture et des paysages politiques. La question palestinienne permet de délimiter de nouveaux champs de valeur ou d’en réactiver d’autres.

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À ce titre, contrairement à ce qu’on peut entendre sur le manichéisme du débat sur Gaza, je trouve que cette question a été plutôt l’occasion de débats passionnés et complexes. Pour beaucoup de pays des différents Suds, la Palestine symbolise, depuis longtemps ou à nouveau, l’injustice et l’oppression. Beaucoup voient dans le sort réservé aux Palestiniens une injustice flagrante et l’hypocrisie des gouvernements occidentaux.

Et, en même temps, elle est invisible. Certes, il y a une iconographie palestinienne qui dit ce qui s’y passe, mais nous ne disposons pas d’iconographie étrangère. En France, on ne voit que très peu d’images des visages des Palestiniens. On parle très peu du traumatisme des habitants de Gaza. On parle beaucoup du traumatisme des Israéliens après le 7 octobre, mais pas de celui des Palestiniens. Tout se passe comme s’ils n’avaient pas d’intériorité et de psychologie. Comme si la tragédie et la destruction étaient la normalité de ce qu’ils vivent.

Pour revenir à l’absence d’images, un jour pourtant, les journalistes étrangers entreront à Gaza…

Je ne sais pas ce qu’on va découvrir et ce qui va se passer quand Gaza sera ouverte. J’y pense beaucoup. Saura-t-on alors voir et regarder ce qui s’y est passé ? Les journalistes devraient demander à pouvoir se rendre à Gaza. Dans chaque article, il devrait être rappelé que l’accès à Gaza ne leur est pas possible En attendant, les Palestiniens ne peuvent témoigner que pour eux-mêmes. Ils n’ont presque pas d’autres témoins qu’eux-mêmes.

Et puis, il y a l’autre guerre qui se déroule en Cisjordanie, plus à bas bruit…

Si ce qui se passe à Gaza a pu être perçu comme une rupture, ce qui se passe en Cisjordanie n’est qu’une continuité – certes, en version multipliée – mais une continuité de ce qui se passe depuis longtemps. Qu’il s’agisse de l’annexion et de la colonisation des territoires. Mais le drame est que la violence des colons est presque invisibilisée là aussi devant l’extrême violence qui se déroule à Gaza.

En quoi Gaza est une rupture ?

Je parlerais plutôt, pour ma part, de nouvelle séquence. Même si nous demeurons dans un continuum de la violence, nous sommes là dans quelque chose qui est complètement différent de la période avant le 7 octobre. Je dis cela sans minimiser la violence totale exercée sur Gaza avant cette date.

Nous assistons à une réalité nouvelle : celle de l’anéantissement d’un territoire. Lors des précédents cycles de violences, certains parlaient déjà de génocide, mais ce n’était pas vraiment pertinent. Là, il y a quelques mois, la Cour internationale de justice a averti contre ce risque de génocide.

Vous sentez-vous plus Palestinien depuis un an ?

Je ne me sens pas plus palestinien qu’il y a un an. Néanmoins, aujourd’hui, c’est un qualitatif que j’utilise beaucoup plus volontiers. Avant, il était très important de dire que je suis d’abord écrivain et, ensuite, palestinien ou tout autre adjectif me qualifiant.

Désormais, je dis que je suis un écrivain palestinien. C’est un adjectif important face à des entreprises d’effacement ou quand on cherche à faire taire les Palestiniens.

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Je sors un roman [L’Éden à l’aube, éditions Elyzad], et il reste très compliqué de le promouvoir pour des raisons diverses. L’une d’elles est le fait que je suis un écrivain palestinien en France, avec un passeport français, qui jouit de la sécurité et de droits, pendant que des collègues écrivains se font massacrer, et des bibliothèques sont détruites à Gaza. Nous sommes aussi face à une armée qui tue des écrivains. Dans ce contexte, l’adjectif “palestinien” est très important à rappeler. Quel que soit mon rapport à ma “palestinité”, le contexte fait que je dois la porter et la rappeler.

Source : Courrier international
Propos recueillis par Julien Abiramia et Hassina Mechaï