AMNESTY : APRES LE 7 OCTOBRE, « notre grille de lecture du droit international s’est fracassée sur un mur d’émotion »

vendredi 11 octobre 2024

Dans les semaines qui ont suivi l’attaque du Hamas, les associations de défense des droits humains ont fait l’objet de critiques virulentes et de campagnes de menaces sur les réseaux sociaux. Nathalie Godard, directrice de l’action à Amnesty International France, revient sur ces attaques.

Par Jérôme Hourdeaux, Mediapart, 7 octobre 2024 à 19h27
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Nathalie Godard, directrice de l’action d’Amnesty International à Paris, le 23 avril 2024.

L’attaque du 7-Octobre menée par le Hamas contre Israël a ravivé un autre conflit, divisant la société française. Sur les plateaux des chaînes d’information en continu, dans des éditoriaux inquisiteurs et sur les réseaux sociaux, ceux qui accusent les partisans d’Israël de complicité de génocide, de racisme ou de colonialisme et ceux qui accusent les défenseurs des Palestiniens de complicité de terrorisme et d’antisémitisme se sont affrontés avec une rare violence.

En première ligne de ce conflit, les associations de défense des droits humains se sont retrouvées dans une situation périlleuse. Comment promouvoir ces droits quand il y a d’un côté une attaque durant laquelle des civils ont été massacrés et, de l’autre, une répression aveugle conduisant à un risque de génocide ?

Plusieurs ONG ont ainsi été vilipendées pour n’avoir pas utilisé le terme « terrorisme » pour qualifier les attaques du Hamas ou pour avoir eu des positions jugées trop conciliantes.

Dans le dernier numéro de son magazine La Chronique, Amnesty International France a publié un dossier consacré à ces attaques souvent relayées par des médias nationaux et qui ont des conséquences concrètes, des insultes et des menaces, jusqu’à des dégradations de locaux.

Mediapart a interrogé Nathalie Godard, directrice de l’action à Amnesty International France, pour évoquer cette période et, au-delà, les vagues d’attaques que l’ensemble des ONG subissent depuis plusieurs années.

Pour lire la suite de l’entretien : https://www.mediapart.fr/journal/international/071024/amnesty-apres-le-7-octobre-notre-grille-de-lecture-du-droit-international-s-est-fracassee-sur-un-mu?utm_source=article_offert&utm_medium=email&utm_campaign=TRANSAC&utm_content=&utm_term=&xtor=EPR-1013-%5Barticle-offert%5D&M_BT=1028046793474

Mediapart : Comment avez-vous vécu l’annonce des attaques du 7-Octobre ? Comment vous êtes-vous organisés ? Aviez-vous conscience des enjeux à venir ?

Nathalie Godard : Comme tout le monde, nous avons tout d’abord été sidérés. Nous suivions les événements aux informations et nous avons vite compris que nous étions face à une crise majeure et qu’il allait falloir réagir très rapidement, en ayant une parole forte et immédiate.

La particularité d’Amnesty est d’être un mouvement mondial. Face à un événement comme celui-ci, qui ne se déroule pas en France et qui a un retentissement international, nous, la section française, devons attendre que le secrétariat international donne sa position. C’est lui qui permet d’avoir une expression harmonisée de l’ensemble des sections dans le monde entier.

Le communiqué de presse d’Amnesty International a été publié dès le 7 au soir. Et, déjà, il soulignait la gravité du moment, évoquait de possibles crimes de guerre et demandait la libération des otages.

Nous avions également conscience que cette crise était liée à un sujet, la situation en Palestine, sur lequel nous avons l’habitude d’être confrontés à une opinion publique extrêmement polarisée. Nous savions que ce que nous allions dire serait extrêmement regardé.

Mais vous attendiez-vous à une polémique telle que celle qui a éclaté, au-delà d’Amnesty, autour de l’utilisation du terme « terroriste » ?

Nous savions que ça allait être très sensible. L’année précédente, nous avions déjà été confrontés à de vives critiques visant l’utilisation d’un autre terme. En 2022, Amnesty avait en effet publié un rapport d’enquête qualifiant juridiquement la situation en Palestine d’« apartheid ».

Cela avait provoqué des réactions très fortes et nous avions été la cible de critiques extrêmement virulentes de la part de certains médias et de certains responsables politiques. Aurore Bergé, par exemple, était allée jusqu’à avancer que les organisations utilisant ce terme devaient être démantelées.

Si on utilisait le terme “terroriste”, ça montrait qu’on avait compris, si on ne l’utilisait pas, cela voulait presque dire qu’on soutenait le Hamas.

Alors même que nous ne sommes pas les seuls à avoir retenu cette qualification. Il y a eu d’autres organisations internationales, comme Human Rights Watch, des organisations israéliennes, palestiniennes, des rapporteurs des Nations unies…

Outre leur virulence, ce qui nous avait frappés dans ces propos, c’est que leurs auteurs n’avaient bien souvent même pas lu ce que nous avions écrit et n’avaient pas cherché à comprendre pourquoi nous utilisions ce terme, quelle analyse nous avions réalisée, quel était notre raisonnement juridique…

Il y avait quelque chose de très immédiat dans ces critiques et que l’on a encore constaté après le 7-Octobre autour du débat sur l’utilisation du terme « terroriste ».

Nous avons été très surpris par l’ampleur qu’a prise cette polémique au regard de tout ce qu’il y avait à dire par ailleurs. Cette question a pendant un moment occupé tout l’espace médiatique, occultant même les autres questions sur ce qu’il se passait.

Comme s’il était nécessaire d’entrer dans une dynamique de polarisation, comme s’il était impossible de s’en sortir sans choisir son camp. Si on utilisait le terme « terroriste », ça montrait qu’on avait compris, si on ne l’utilisait pas, cela voulait presque dire qu’on soutenait le Hamas.

Alors qu’en tant qu’organisation, notre cadre de référence, partout dans le monde, c’est le droit international. On ne cherche pas à prendre parti, à dire qui a raison et qui devrait gagner. Et la raison pour laquelle nous n’utilisons pas le terme « terroriste », c’est parce qu’il n’y a pas de définition en droit international. Ce n’est pas attaché à un contexte particulier mais c’est juste une question de qualification juridique.

Mais, lorsque nous communiquions, toute l’attention médiatique n’était portée que sur la question de savoir si nous utilisions ou non le terme « terroriste ». C’était comme si notre grille de lecture du droit international s’est fracassée sur un mur d’émotion et de polarisation extrême.

L’article de « La Chronique » raconte que les premières attaques se sont déroulées très vite, selon un schéma précis. Pouvez-vous raconter et expliquer ?

Lorsque Amnesty déclare quelque chose, prend une position, celle-ci est tout d’abord reprise, mais pas telle quelle, dans une version raccourcie qui circule sur les réseaux sociaux. Ensuite, un journaliste reprend cette version sans la vérifier.

Par exemple, sur le terrorisme, à chaque fois qu’on nous a interrogés, nous avons expliqué pourquoi nous ne l’utilisions pas, en insistant à chaque fois sur le fait que nous utilisons l’expression « crimes de guerre », qui est une notion de droit international, ainsi que sur la gravité de cette qualification et des faits. Et pourtant, dans les médias, notre position était présentée sous l’angle : « Amnesty ne considère pas que le Hamas soit un groupe terroriste ».

On a beau contester, débunker, il en reste toujours quelque chose, une impression, une traînée de poudre…

Et ce raccourci était répété d’un éditorial à un autre, d’un message Twitter à un autre… sans que nos explications, aussi raisonnables et précises qu’elles puissent être, soient audibles.

Souvent, cela se poursuivait par des attaques très brutales sur les réseaux sociaux contre des responsables et des porte-parole d’Amnesty. J’ai moi-même été traitée de menteuse et d’antisémite, entre autres. Et d’autres organisations ont vécu la même chose.

Certaines accusations étaient totalement fausses, comme lorsque Ruth Elkrief a affirmé que vous n’aviez pas évoqué le sort des otages. Pourtant, vos démentis semblent n’avoir eu aucune influence. Comment expliquez-vous cet aspect presque irrationnel de la polémique ?

C’est comme si les faits avaient perdu toute importance et que tout débunkage devienne, de ce fait, impossible. Car le but n’est pas de donner des faits exacts mais d’être dans l’outrance, dans l’exagération pour salir. C’est donc très difficile de se défendre.

Car on a beau contester, débunker, il en reste toujours quelque chose, une impression, une traînée de poudre… Ruth Elkrief, par exemple, a reconnu le lendemain que ce qu’elle avait dit était factuellement faux. Mais il n’empêche que l’idée selon laquelle « Amnesty ne se mobilise pas pour les otages » était installée et reste dans la tête de beaucoup de gens.

J’ai beaucoup réduit ma présence sur les réseaux sociaux […]. Ça devenait difficile de voir ce déchaînement de haine.

Cela s’explique en partie par le contexte émotionnel. On a l’impression que quoi que l’on fasse, quoi que l’on dise, cela ne sera jamais suffisant. J’ai fait quelques plateaux sur lesquels j’ai été sidérée que rien que le fait d’invoquer le droit international et de demander un cessez-le-feu dans une zone enclavée et surpeuplée pouvait être considéré comme un soutien au terrorisme.

Et on a également été critiqués par des personnes, soutenant la Palestine, qui estimaient que nous n’en faisions pas assez, que nous ne dénoncions pas assez l’opération israélienne.

Dans votre dossier, vous expliquez que ces attaques ne sont pas nouvelles et uniquement liées à vos positions sur le conflit israélo-palestinien.

Il y a, et de longue date, une entreprise de dénigrement et de décrédibilisation des ONG qui a trouvé, avec cette crise, une nouvelle étape pour se développer.
Cela fait un moment que nous constatons cette attaque. Nous avons déjà parlé de l’épisode de notre rapport sur l’apartheid en 2022. Mais, en réalité, que ce soit Amnesty ou beaucoup d’autres organisations, nous sommes des cibles dès que nous évoquons certains sujets, comme la politique migratoire par exemple.

Il faut souligner que ces attaques font souvent suite à des prises de position de responsables politiques. Y compris Emmanuel Macron qui, au début de son mandat, avait affirmé que les ONG faisaient « le jeu des passeurs ». Lorsqu’il était ministre de l’intérieur, Christophe Castaner avait dit qu’elles étaient « complices » des passeurs.
Parmi les sujets où ce type de discours s’est banalisé, il y a également celui de l’islamophobie. Et il y a toute une série de questions dont nous savons qu’elles déclenchent des critiques quasiment immédiates et extrêmement virulentes.

Quelles conséquences ont ces campagnes sur vos salariés et bénévoles ? Des dispositifs de soutien sont-ils mis en place ?

Quand on travaille dans le milieu associatif, on le fait par engagement, parce qu’on y croit. C’est un milieu qui compte des personnes pour lesquelles il est important de travailler là. Donc, forcément, lorsqu’on se retrouve sous le feu des critiques et qu’en plus ce sont des critiques injustes qui touchent nos valeurs, ça fait quelque chose.

Les réseaux sociaux créent un effet de loupe sur une petite minorité de gens qui émettent des critiques dont la plupart des Français se moquent complètement.
C’est pour cela qu’il est important pour nous de répondre, de ne pas juste subir. Et quand on est porte-parole et que l’on est ciblée directement, oui, ça touche.

Personnellement, j’ai beaucoup réduit ma présence sur les réseaux sociaux depuis l’année dernière. Ça devenait difficile de voir ce déchaînement de haine.

On a en effet un dispositif de soutien psychologique en interne. On a une attention particulière pour toutes les équipes qui travaillent directement sur les sujets les plus exposés pour s’assurer qu’elles ont des espaces de mise à distance.

Lundi 30 septembre, Amnesty accueillait une réunion avec des représentants de la Ligue des droits de l’homme (LDH), de Reporters sans frontières (RSF) ou encore de Médecins sans frontières (MSF), consacrée à ces attaques contre les ONG. Qu’en est-il ressorti ?

Cela a permis déjà de constater que l’on avait tous été la cible d’attaques sur des sujets assez variés. Ce n’était pas seulement le 7-Octobre mais également les migrants. On a également remarqué que certaines attaques étaient spécifiques. Par exemple, pour RSF, c’était lié à leur travail sur Bolloré.

Mais, globalement, nous sommes tous et toutes dans la même situation. C’est déjà bien de se retrouver tous ensemble et d’avoir une vigilance collective pour la suite. On a essayé de réfléchir à la manière dont nous pourrons faire front. Ne restons pas isolés chacun dans sa difficulté.

Paradoxalement, ces critiques n’ont pas eu de conséquences sur vos adhésions et dons, qui ont même progressé depuis un an. Cela veut-il dire que ces polémiques restent cantonnées aux réseaux sociaux ? Et n’est-ce pas rassurant sur l’état de la société ?

Ce qui est certain, c’est que les réseaux sociaux créent un effet de loupe très important sur une toute petite minorité de gens qui émettent des critiques dont la plupart des Français se moquent complètement. Les réseaux sociaux nous donnent une vision très parcellaire de l’opinion publique. Ce qui est en effet plutôt rassurant.
Ensuite, je pense également que lorsque vous faites bien votre travail, les gens le voient et y sont sensibles. De plus, dans une période polarisée, certains vont être déçus par ce qu’on fait, mais d’autres vont nous soutenir.

Lorsque nous sortons des rapports qui peuvent susciter des réactions, certains vont nous critiquer et partir, mais d’autres vont nous rejoindre car ils apprécient qu’Amnesty prenne position sur tel ou tel sujet important pour eux.

Certains sujets sur lesquels nous pouvons être critiqués sont souvent des sujets qui concernent en fait beaucoup de personnes. Que ce soit les personnes migrantes, les discriminations ou les contrôles au faciès… Ce sont des sujets sur lesquels nous travaillons car nous considérons que, derrière, il y a des enjeux de droits humains. Et beaucoup de gens le comprennent très bien. Et ça, oui, c’est rassurant.

Jérôme Hourdeaux