Quand le général Bonaparte s’emparait de Gaza pour conquérir la Palestine

vendredi 16 août 2024

INTERNATIONAL - UN SI PROCHE ORIENT

CHRONIQUE de Jean-Pierre Filiu, né le 19 décembre 1961 à Paris, est un historien et arabisant français. Professeur des universités en histoire du Moyen-Orient à Sciences Po Paris, il y enseigne, entre autres, au sein de l’École des affaires internationales, après avoir été professeur invité aux États-Unis à l’université Columbia et à l’université de Georgetown (source Wikipédia)

Le Monde, 11 août 2024
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Napoléon Bonaparte, envoyé par le Directoire pour envahir l’Egypte en 1798, lance, l’année suivante, à Gaza, une campagne de Palestine qui tourne court en quelques mois.

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L’image s’est tragiquement imposée d’une bande de Gaza retranchée du monde et réduite à un champ de ruines. L’oasis de Gaza a pourtant été durant des millénaires un carrefour prospère d’échanges et de commerce, à la frontière entre l’Asie et l’Afrique.

Une telle position stratégique a fait de Gaza la base des expéditions venues du Moyen-Orient à la conquête de l’Egypte, et ce bien avant Alexandre le Grand, au quatrième siècle avant notre ère. Mais tout pouvoir établi dans la vallée du Nil devait en retour s’assurer le contrôle de Gaza pour se lancer à l’assaut du Levant.
C’est ainsi que le général Bonaparte, dépêché par le Directoire à la tête de plus de trente mille soldats pour conquérir l’Egypte, à l’été 1798, se tourna ensuite vers Gaza. L’ambitieux chef de guerre rêvait en effet d’une vaste offensive prenant à revers Constantinople et les forces ottomanes en s’alliant le « tiers état » arabe contre la « noblesse » turque.

De Gaza à Jaffa et Acre
Napoléon Bonaparte incarnait déjà cette détermination à exporter par les armes les valeurs de la Révolution française, quitte à invoquer en Egypte une « nation » arabe dont le principe restait encore étranger à la majorité de la population locale.
Là où la solidarité islamique continuait de prévaloir, l’envahisseur français se posait en émancipateur des Arabes autochtones face à « l’oppression » turque du pouvoir ottoman. Alors même qu’il avait dû écraser un soulèvement antifrançais au Caire, en octobre 1798, il décida de s’emparer de Gaza, quatre mois plus tard. L’oasis était en effet le verrou, non seulement de la Palestine, mais de l’ensemble du Levant, que Bonaparte était résolu à conquérir pour attaquer par le sud l’Anatolie ottomane. Une fois les Français maîtres de la garnison ottomane d’Al-Arish, au nord-est de la péninsule égyptienne du Sinaï, la ville de Gaza se rendit sans combat.

Le général Bonaparte passa au moins une nuit de février 1799 au Palais du Pacha, la résidence du gouverneur ottoman, au centre de Gaza. Ce monument de pierre ocre deviendra en 2010 un musée d’histoire locale où les visiteurs, notamment les groupes d’écoliers, pouvaient se rendre dans la chambre occupée, deux siècles plus tôt, par le futur empereur Napoléon Ier.

Le Palais du Pacha a été détruit, en décembre, dans un bombardement israélien, comme tant d’autres sites historiques du patrimoine de Gaza, malgré leur absence de toute dimension militaire. Quant à Bonaparte, il ne s’attarde pas à Gaza pour mener ses troupes contre le port de Jaffa, bientôt conquis, puis celui d’Acre, qui résiste en dépit d’un siège acharné.

C’est au pied des murailles d’Acre, bastion ottoman pour toute la côte levantine, que Bonaparte voit s’écrouler ses rêves de gloire moyen-orientale. Il ne lui reste plus qu’à replier ses troupes, non sans un nouveau passage à Gaza, et à revenir en Egypte en juin 1799.

Une infox messianique
La retraite des troupes françaises hors de Palestine s’accompagne de destructions massives qui n’épargnent que la ville de Gaza, au motif qu’elle a été occupée sans combat. Cette politique de la « terre brûlée », censée ralentir la contre-offensive ottomane, laissera des traces profondes dans la mémoire palestinienne, où l’armée française, malgré la brièveté de son occupation, sera désormais assimilée à un impitoyable dévastateur.

Quant au général Bonaparte, il quitte l’Egypte en août 1799, transférant le commandement du territoire à son adjoint, le général Kléber. Après un mois et demi de traversée, Napoléon Bonaparte rejoint la France, où il ne tarde pas à s’emparer du pouvoir, en novembre 1799, à la faveur du coup d’Etat du 18 brumaire. Le régime du consulat qu’il institue alors, pour s’y réserver la première place, servira de transition républicaine vers l’institution, en mai 1804, du Premier Empire.

La campagne de Bonaparte en Palestine restera pourtant moins fameuse pour ses développements avérés que pour un faux forgé dans les milieux messianiques d’Europe centrale, et plus précisément dans la mouvance des fidèles juifs de Jacob Frank (1726-1791).

Ce faux nourrira la propagande sioniste
Ils diffusent une proclamation attribuée à Bonaparte depuis son « quartier général de Jérusalem » (alors que l’armée française n’a jamais approché la Ville sainte) et adressée aux « héritiers légitimes de la Palestine », dont les droits sur cette terre seraient ainsi « restaurés ».

Ce faux nourrira la propagande sioniste dès le début du XXe siècle, car elle y trouvera argument en faveur de l’établissement d’un Etat juif en Palestine. Ce faux alimentera également la conviction des « sionistes chrétiens » au Royaume-Uni, dont le premier ministre Lloyd George, qu’il faut accorder, en 1917, le soutien britannique à « l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif ».

Une aussi large diffusion dans les milieux sionistes, puis israéliens, trouvera bien plus tard un écho dans les polémiques palestiniennes.
En décembre dernier, Allon Klebanoff, président de la Société israélienne de recherches napoléoniennes, s’affirme toujours persuadé que la proclamation de Bonaparte aux juifs « est authentique, même si l’original n’en a jamais été trouvé ». Il affirme dans la foulée que « les bombardements massifs à Gaza, par l’air et par la terre, sont inspirés par Napoléon ». Tout au plus concède-t-il que le premier des empereurs français n’aurait jamais été assez « aveugle » pour encaisser un choc comme celui du 7 octobre 2023. Sur ce point, au moins, l’histoire est formelle.