Les poétesses oubliées #6. Fadwa Touqan, la femme et la Palestine au cœur

jeudi 29 août 2024

Cet article fait partie de la série "Les poétesses oubliées"

Dans le monde très masculin de la littérature arabe, elle brisa le plafond de verre pour devenir une voix majeure de la résistance. L’enfermement et la liberté hantent l’œuvre de l’autrice née en 1917 à Naplouse, comme ils ont marqué sa vie.

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Fadwa Touqan chez elle, à Naplouse.

Née en 1917, l’année de la déclaration Balfour et de la révolution d’Octobre, on l’appelle « la poétesse de la Palestine ». Elle a traversé le XXe siècle et ses bouleversements. Depuis sa ville natale, Naplouse, où elle s’éteint en 2003, elle a connu le mandat britannique, la Nakba, 1967 et l’occupation, l’Intifada, les accords d’Oslo et le mur de séparation.

C’est à son décès, en décembre 2003, à l’âge de 87 ans, que la presse française a davantage parlé de Fadwa Touqan, reconnue comme une pionnière de la poésie palestinienne et arabe. Depuis 2021, une rue porte son nom à Rezé (Loire-Atlantique).

Un chemin vers l’émancipation

Née dans une famille de notables conservateurs, elle fut prisonnière d’un père qui lui interdit d’aller à l’école alors qu’elle n’a que 13 ans. Elle ira quand même étudier à Oxford grâce à l’aide précieuse de son frère aîné, le célèbre poète et dramaturge Ibrahim Touqan auquel elle a rendu des hommages appuyés. La petite sœur a de qui tenir. Dès ses premiers poèmes, la puissance de son écriture ne fait aucun doute : « Les plantes ne voient pas le jour avant de s’être frayé dans la terre un chemin ardu. Mon histoire, c’est l’histoire de la lutte d’une graine aux prises avec la terre rocailleuse et dure. C’est l’histoire d’un combat contre la sécheresse et la roche.  »

Cet extrait tiré du " Le Rocher et la Peine ", premier tome de son autobiographie, évoque sa double condition d’opprimée : dans sa famille et dans sa patrie. Elle traversera l’ensemble de son œuvre : huit recueils de poésie et deux volumes autobiographiques

1. La poétesse dira de mille façons les humiliations qu’elle a subies. Celle d’un frère lui assenant : « Tu ne sortiras plus que le jour de ta mort, lorsque nous t’emmènerons au cimetière !  »
2. Puis celle de la défaite de 1967 soldée par l’annexion et l’occupation de sa terre. Des blessures indélébiles : « Ils ont tué l’amour en moi, ils ont transformé le sang de mes veines en glycérine et goudron. »

La jeune femme ne restera pas prisonnière de ses démons. Elle s’émancipera, résistera et se battra. S’assumer femme poète, à l’époque, était en soi déjà révolutionnaire. Fadwa Touqan créera, à Naplouse, le premier centre de recherches sur la condition des femmes. Elle connaîtra une renommée internationale dans les années 1980, avec la traduction de ses poèmes en anglais. Ses textes ont honoré l’amour et la nature, mais la question féminine et la lutte pour les droits nationaux de son peuple seront portées en étendard. Un choix qui s’affirmera après 1967.

Dans les Martyrs de l’Intifada, l’un de ses recueils les plus connus, elle célèbre ainsi «  Les enfants des pierres  » : « Ils sont morts/Debout astres scintillants/Embrassant la vie sur la bouche. Regarde-les au loin enlacer la mort pour exister encore. »

Dans le second volume de ses mémoires, " Le Cri de la pierre ", elle relate ses rencontres avec le président Nasser ou Yasser Arafat, et sa convocation chez le général Moshe Dayan pour qui « un poème de Fadwa Touqan équivaut à 20 bataillons ennemis ». Elle raconte aussi ses amitiés, palestiniennes et israéliennes, et, surtout, l’espoir qu’elle n’a cessé de nourrir pour la fin de l’occupation et pour une paix durable.

Une compilation des deux volumes de son autobiographie " Le Rocher et la Peine " (1997) et " Le Cri de la pierre " (1998) a été publiée en juin aux éditions l’Asiathèque Maison des langues, avec une nouvelle introduction de ses traducteurs, Joséphine Lama et Benoît Tadié.

Retour à la mer (in les Martyrs de l’Intifada)

« Île où rêvent nos rêves ;
Laisse-nous partir.
Délivre-nous de tes appels,
Scintillant mirage,
Fils de lumière si transparents,
Qu’ils nous ont pris au piège
Et jetés au désert.
Île absurde où rêvent nos rêves,
Tu nous as perdus.

Lorsque nous apparut ton ombre fraîche,
Nous avons dit : terre !
Voici l’invitation au repos,
Et de nos pas la récompense.
Ici nous entrons dignes et sauvés.
Ici nous déposons notre fardeau,
Et le chagrin de tant d’années.
Nous avons dit : ici, notre âme oubliera.
Nous avons dit, nous nous sommes dit…
Le vert des prairies battait sous notre espoir.
Dieu ! comme c’est beau l’espoir
Pour ceux qui errent au long des routes,
Pour ceux qui marchent la nuit sans compagnon.
Nous avons dit, nous nous sommes dit…
Ah, belle tromperie ! Éclatante illusion !
Quand sur toi nous avons jeté l’ancre,
Nous rêvions.

D’abord, nous avons ramassé les pas perdus de notre vie.
Nous avons labouré, pour nos semences, les sillons de l’amour.
Nous y avons planté les désirs, l’amour
Frais, les nostalgies.
Mais la semence, nous l’avions jetée dans le sel.
Nous nous sommes trompés, entends-tu ?
Nous avons jeté la semence
Dans les entrailles stériles de la terre.
Île où demeurent nos rêves,
Renonce à te nourrir de nos vains désirs
Et de nos vies.
Garde pour d’autres ta profusion,
Les méandres de l’ombre et de l’eau.
Déjà nous te tournons le dos.
L’espoir s’est tari en nos cœurs.

Rivages aux folles couleurs : adieu !
De nouveau, notre voilier se livre aux mains du vent.
Par lui nous porterons errance et perdition
– ô errance ô perdition –
Sur la mer hurlante et sans fond.
Nous combattrons la démesure des vagues.
Là nous offrirons nos vies.
À la mer nous laisserons nos vies en holocauste,
Et ce dernier combat.
Là prendront racine notre errance, notre destinée,
Pour s’affronter.
Là, au secret de notre sein nous mêlerons
Orgueil et blessures. »

(Traduit de l’arabe par Marianne Weiss pour Al-Ahram Hebdo)

Source : L’HUMANITE - Latifa Madani -
https://www.humanite.fr/culture-et-...