« Le Hezbollah se trouve face à une question existentielle »

vendredi 27 septembre 2024

Proche et Moyen-Orient — Entretien
Par Joseph Confavreux, Mediapart, le 26 septembre 2024

La chercheuse Erminia Chiara Calabrese travaille depuis des années sur les combattants, membres et sympathisants du Hezbollah. Elle analyse ici l’effet, sur le parti et sur le Liban, des attaques israéliennes.
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Erminia Chiara Calabrese est chercheuse et sociologue. Vivant à Beyrouth, elle est l’autrice de l’ouvrage Militer au Hezbollah. Ethnographie d’un engagement dans la banlieue sud de Beyrouth (Karthala, 2016). Elle a, depuis, continué de travailler sur les combattants du Hezbollah, notamment ceux partis se battre en Syrie, ainsi que sur les simples sympathisants du parti de Hassan Nasrallah. Entretien.

Mediapart : Quelle est la situation à Beyrouth ?

Erminia Chiara Calabrese  : Une grande tristesse, et même un désespoir, se sont abattus sur toute la ville et tout le pays, particulièrement depuis la journée de lundi, qui a tué plus de 500 personnes, dont au moins une cinquantaine d’enfants et une centaine de femmes.

Ce qui signifie, en une demi-journée, la moitié de toutes les pertes civiles qu’a connues le Liban en 2006, durant la précédente guerre avec Israël. Des familles entières ont été décimées et des dizaines de milliers de personnes ont dû prendre la route.

Israël affirme qu’il a dit aux habitants de partir, mais dans le même temps son aviation a détruit des ponts menant vers Beyrouth et beaucoup de gens ont été pris au piège. Beaucoup de gens ne sont pas partis immédiatement parce qu’ils ont voulu réunir quelques affaires, parce qu’ils ne savent pas où aller, parce qu’ils n’avaient pas de voiture ou parce qu’ils ne pouvaient pas s’offrir de payer un logement ailleurs.
Ce qui rend cette tristesse si intense, c’est le sentiment d’impuissance qui l’accompagne, surtout parmi les personnes qui ont déjà dû quitter plusieurs fois le sud du Liban lors de l’occupation israélienne, notamment pour les personnes les plus âgées, et pendant la guerre de 2006. Et ce qui la rend si partagée, c’est le fait que désormais ce ne sont pas seulement les populations frontalières avec Israël qui sont concernées, mais des gens partout au Liban, à l’est ou dans la banlieue sud de Beyrouth.

À tout cela s’ajoute l’impression que nous pourrions nous retrouver dans la même situation que Gaza. Beaucoup ici font la comparaison, surtout depuis lundi dernier, avec ces ordres d’évacuation suivis, sans avoir le temps de partir, de frappes indistinctes.

La seule chose qui nous mette un peu du baume au cœur, c’est la solidarité. Alors que l’État libanais demeure complètement défaillant et a eu un an pour préparer un plan d’urgence en cas d’attaque mais n’a rien fait, il y a une grande entraide. Des restaurants préparent des plats pour les déplacés ; des personnes récoltent des biens de première nécessité pour les distribuer aux déplacés qui manquent de tout. Des gens ont mis leurs appartements de Beyrouth ou du nord du pays à disposition ; des familles accueillent des déplacés chez elles ; mais le fort manque d’organisation de l’État pèse en créant un sentiment ultérieur d’injustice auprès de ces populations.
Ces frappes israéliennes touchent-elles principalement des membres du Hezbollah ?
Pas du tout. Les frappes sont faites sur des immeubles résidentiels, des hôpitaux, des écoles, sur des groupes de secouristes et tuent indistinctement des civils et des combattants, des hommes en âge de se battre et des enfants, des femmes, des personnes âgées.

Il faut se souvenir que la « doctrine Dahiya » développée par le général Gadi Eizenkot, aujourd’hui membre du cabinet de guerre israélien, tire son nom de la banlieue sud de Beyrouth, qui abritait plusieurs dirigeants et cadres du Hezbollah, ainsi que des militants et une partie de son électorat, et que l’aviation israélienne a rasée au cours de la guerre de 2006 sans se soucier un instant des pertes civiles.
Quand on parle de “guerre Israël/Hezbollah”, on met sur le même plan des entités qui ne sont pas équivalentes.

Cette indifférenciation des cibles civiles et militaires s’est d’abord manifestée la semaine précédente avec l’explosion des bipeurs qui s’est produite le jour de la rentrée scolaire à Beyrouth. Des gens ont été tués, rendus aveugles ou défigurés parce qu’ils entretenaient des liens familiaux ou de voisinage avec des membres du Hezbollah qui pouvaient, à ce moment, se trouver chez eux à la maison, mais aussi simplement parce qu’ils étaient assis dans un bus ou qu’ils faisaient la queue à la caisse quand les bipeurs ont été déclenchés.

Cette indifférenciation des cibles civiles et militaires se poursuit désormais avec les bombardements de l’aviation. Le meurtre d’un commandant du parti vendredi dernier, dans ce qu’Israël appelle « une opération militaire ciblée et précise », a provoqué dans la banlieue sud la mort de cinquante personnes dont des enfants. Ce qui rappelle qu’Israël n’hésite pas à tirer sur sa cible même si elle est entourée de femmes et d’enfants.

L’argument avancé par Israël est que les combattants du Hezbollah se « cacheraient » parmi la population civile…

Cette rhétorique sur les « boucliers humains », reprise abondamment dans les médias occidentaux, est insupportable. Elle néglige une différence structurelle qui fait que, quand on parle de « guerre Israël/Hezbollah », comme on a parlé de la « guerre Israël/Hamas », on met sur le même plan des entités qui ne sont pas équivalentes.

Israël est un État qui dispose d’une aviation militaire, d’une marine militaire, de refuges pour ses habitants. C’est une entité qui dispose de ressources étatiques. Le Hezbollah demeure un parti qui est très loin de disposer de ressources comparables, même s’il est financé par l’Iran. C’est en outre une organisation contrainte de vivre en semi-clandestinité, ce qui explique que ses membres se trouvent au milieu des populations civiles.

Non seulement le Hezbollah est très loin d’avoir les moyens d’un État, mais il évolue dans un État – le Liban – qui ne dispose pas d’une véritable armée et qui, dès l’origine, a été construit comme un État faible militairement, notamment pour ne pas inquiéter le voisin israélien.

Lundi dernier, comme l’ont raconté de nombreux déplacés du Sud et de la banlieue septentrionale de Beyrouth, les membres du Hezbollah sont passés à l’aube, de porte en porte, pour exhorter les gens à quitter les maisons. Ils ne se servaient pas d’eux comme « boucliers humains ».

Ces attaques israéliennes soudent-elles la population libanaise derrière le Hezbollah ou accentuent-elles les critiques à son égard ?

Il y a toujours des gens qui critiquent le Hezbollah en estimant qu’il est responsable de ce qui arrive et cela est dû évidemment à des positions politiques différentes de celle du Hezbollah. Certains partis politiques libanais, tout en s’opposant à l’agression israélienne sur Gaza, estiment qu’il ne fallait pas ouvrir un front au sud.
Toutefois, cette décision du parti d’ouvrir un front de soutien à Gaza à partir du 8 octobre a produit des rapprochements et une solidarité vis-à-vis des combattants du Hezbollah. Un des rapprochements les plus marquants a été celui qui s’est manifesté entre la communauté sunnite et la communauté chiite. Plusieurs figures politiques, opposées dans le passé au Hezbollah, ont ainsi exprimé leur soutien au parti.
La décision du Hezbollah d’ouvrir, dès le 8 octobre, un front de soutien à Gaza, lui a valu de nouveaux soutiens, parce que la cause palestinienne demeure très importante au Liban.

De même, l’explosion des bipeurs a créé une forte solidarité. Plusieurs dirigeants opposés sur le plan national et régional à la politique du Hezbollah ont affiché leur solidarité avec les victimes ainsi qu’avec le parti en mettant de côté les divergences politiques.

Le jour de l’explosion des bipeurs, devant l’hôpital américain de Beyrouth, les gens faisaient la queue pour donner leur sang ; d’autres personnes ont transporté des blessés ou régulé le trafic pour éviter des engorgements. C’est tout le pays qui s’est senti visé.

Peut-on connaître l’évolution du soutien au Hezbollah, dont on dit qu’il avait beaucoup perdu en popularité depuis la guerre de 2006, présentée comme une victoire du parti contre Israël ?

L’entrée du Hezbollah aux côtés des troupes de Bachar al-Assad lui a fait perdre beaucoup de sa légitimité, y compris au sein de sa propre base. Parmi les combattants du Hezbollah partis en Syrie que j’ai étudiés, beaucoup m’ont dit qu’ils défendaient l’intérêt de leur organisation, mais pas les intérêts des Assad.
L’autre élément qui a fait perdre au Hezbollah une partie de ses soutiens, c’est la révolte populaire de 2019. Le Hezbollah s’est toujours présenté comme un parti antisystème, en pointe contre la corruption. Quand il a pris ses distances avec le mouvement de révolte populaire qui se dressait contre la corruption et le système politique, toute une partie de la population au Liban qui pouvait partager ses combats sans adhérer à ses vues idéologiques s’est éloignée.

Certaines brisures ont été produites aussi au sein de son électorat, lequel, comme tous les Libanais, subit de plein fouet une crise économique d’une ampleur telle que c’est toute la classe politique, inclus le Hezbollah, qui est jugée responsable.
Mais la décision du Hezbollah d’ouvrir, dès le 8 octobre, un front de soutien à Gaza, lui a valu de nouveaux soutiens, parce que la cause palestinienne demeure très importante au Liban. On a ainsi vu des sunnites et des arabes chrétiens très critiques du Hezbollah afficher leur solidarité avec une organisation qui était presque la seule à agir concrètement pour la cause palestinienne, abandonnée par la totalité des pays arabes.

J’ai pu montrer dans mon livre que l’adhésion au Hezbollah venait de profils différents, certains attirés par la résistance davantage que par des principes religieux et, dans mes terrains récents, je pouvais sentir une forme de désillusion et notamment une incompréhension vis-à-vis des pays arabes ayant abandonné Gaza et vis-à-vis des Palestiniens de 1948 se trouvant en Israël. Mais, aujourd’hui, vous avez toute une génération de combattants qui s’est forgée en raison de la guerre de 2006, et on sent déjà que ce qui se produit aujourd’hui est en train de galvaniser encore une autre génération qui, jusqu’ici, n’avait pas vécu la guerre.

Le Hezbollah se trouve toutefois face à une question existentielle. La légitimité du parti – et un levier principal de sa capacité de mobilisation – repose sur le fait qu’il serait, par la détention de nombreuses armes, une force de dissuasion vis-à-vis des Israéliens. Beaucoup de son électorat, qui peut par ailleurs ne pas partager ses vues religieuses, soutient le parti car il se sent protégé par ces armes. Un discours répandu ici affirmait que si le Hezbollah renonçait à son arsenal, il n’y aurait plus de raison de voter pour lui.

Beaucoup de gens, appartenant au Hezbollah ou non, s’attendaient qu’après le massacre de lundi dernier, l’Iran apporte un soutien militaire plus direct.
En bref, beaucoup de gens votent pour le Hezbollah parce que le parti est vu comme une des rares protections possibles dans un pays extrêmement vulnérable et qui a vécu vingt-deux ans d’occupation israélienne. Maintenant que les armes n’ont pas empêché Israël d’attaquer et de commettre un massacre, cette équation peut être remise en cause, même si la guerre en cours semble pour l’instant plutôt souder les gens derrière le parti.

Faut-il comprendre la relative retenue du Hezbollah comme le signe d’une impuissance ou d’une sagesse ?

Tout ce que m’ont montré mes enquêtes est que le Hezbollah est un acteur très rationnel. Beaucoup des militaires du parti avec lesquels j’ai fait des entretiens m’ont expliqué qu’ils avaient jugé nécessaire d’ouvrir un front au nord d’Israël afin de freiner l’écrasement de Gaza et dans l’espoir que les déplacés israéliens feraient pression sur leur gouvernement.

Le Hezbollah est un mouvement de guérilla important, mais qui n’a pas les moyens d’une guerre menée par une aviation et une marine puissantes, d’autant plus qu’une guerre avec Israël signifie une guerre avec les États-Unis, qui ont immédiatement déployé un porte-avion dans la région.

Le Hezbollah prend-il ses ordres à Téhéran ou dispose-t-il d’une autonomie d’action ?
Le Hezbollah adhère à la doctrine théologique et politique de [l’ayatollah] Khomeiny [Guide suprême de l’Iran mort en 1989 – ndlr] mais il a toute latitude pour les affaires internes au Liban. Pour les affaires extérieures, il agit en collaboration avec l’Iran, que ce soit sur la décision d’ouvrir un front après le 8 octobre ou sur la décision d’envoyer des troupes en Syrie.

Mais il faut dire qu’ici beaucoup de gens, appartenant au Hezbollah ou non, s’attendaient qu’après le massacre de lundi dernier, l’Iran apporte un soutien militaire plus direct et envoie des avions, des missiles, des drones, parce que tout le monde sait ici qu’il n’est pas possible de tenir seul face à la puissance israélienne. « C’est comme combattre seul contre le monde entier, car tout le monde a abandonné la Palestine », me disait la semaine passée un combattant du parti.

Peut-on savoir si le Hezbollah est durablement affaibli depuis les attaques aux bipeurs ?

Le vrai coup dur, que Hassan Nasrallah [secrétaire général et guide religieux du Hezbollah – ndlr] a reconnu dans son discours, c’est moins la perte de combattants, qui demeurent nombreux, que la manière dont toute une partie du leadership a été décapitée. Cela a affaibli le Hezbollah logistiquement, mais aussi moralement, parce que ces différents assassinats manifestent la réalité que le parti est infiltré au plus haut niveau, même si ce commandement a été rapidement reconstitué et s’avère capable de continuer de mener des opérations, comme on l’a vu ces derniers jours.

Joseph Confavreux