LA DESTRUCTION DES MONUMENTS HISTORIQUES DE GAZA

mercredi 4 septembre 2024

UNE FACETTE DE L’ANEANTISSEMENT

De multiples bâtiments historiques et culturels ont été touchés par les bombardements ou les chars israéliens. D’autres connaissent ou risquent l’abandon. La mémoire palestinienne est menacée d’effacement.
Zeina Kovacs, 30 août 2024 à 14h32

Plus de 40 000 morts, deux tiers des bâtiments détruits dont une soixantaine de sites historiques, selon les Nations unies. S’il peut sembler anecdotique, à l’heure d’une crise humanitaire sans précédent, d’évoquer le patrimoine culturel de la bande de Gaza, beaucoup de spécialistes parlent de la destruction de la mémoire palestinienne comme d’une facette de l’anéantissement de l’enclave. En avril, les experts des Nations unies pointaient la réduction « à l’état de ruines » des « fondements mêmes de la société palestinienne ».

Avant après : la Grande Mosquée Al-Omari de Gaza en 2019 et en 2024

Le crime qui vise à pilonner des bâtiments et quartiers entiers d’une région prend le nom d’urbicide, un crime mis actuellement en œuvre par l’armée israélienne à Gaza, estiment plusieurs spécialistes, à l’image de Yousif al-Daffaie, chercheur en archéologie à l’université de Nottingham, ou Peter Harling. La destruction de bâtiments historiques en est l’une des composantes, dans cette région qui abrite près de 4 000 ans d’histoire, de l’ère mésopotamienne à nos jours en passant par l’époque byzantine, mamelouke et ottomane.
Parmi les sites touchés figurent aussi des lieux centraux de la vie gazaouie, faisant partie d’un patrimoine plus récent. C’est le cas de la grande mosquée de la ville de Gaza, la mosquée Al-Omari, dont le minaret, notamment, a été détruit par une frappe aérienne le 16 novembre 2023.

Le centre-ville de Gaza City, cible de la première heure de l’armée israélienne (son évacuation avait été ordonnée dès le 13 octobre, avant une offensive d’ampleur), a été ravagé, ainsi que les bords de mer, alors en cours de rénovation.
Le souk de l’or, un marché central restauré récemment, a été touché début juillet dans la destruction du quartier. S’y trouvaient aussi les plus grands monuments, comme la place de la Palestine et le palais du Pacha, construit au XIIIe siècle et qui abritait un musée d’antiquités. « Ils ciblent la vie quotidienne des gens », explique Yousif al-Daffaie, désignant la destruction des lieux de socialisation.

« Avant le 7 octobre, la municipalité de Gaza voulait mettre en valeur le patrimoine du centre-ville, avec des restaurations, la construction de guinguettes sur la plage, des animations. Ils voulaient changer l’image que l’on avait de Gaza depuis trop longtemps. Là, il y a une volonté délibérée de défigurer Gaza, d’anéantir l’identité du centre-ville de Gaza », explique René Elter, archéologue à l’École biblique et archéologique française à Gaza, qui a réussi à s’enfuir de l’enclave un mois après le début des bombardements israéliens.

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Parmi les 146 maisons anciennes qu’abritait le centre-ville de Gaza, la maison Al-Ghussein, construite à la fin de l’ère ottomane, a été détruite alors qu’elle avait été rénovée en 2020 avec les fonds allemands du Goethe Institute. Même perte pour le dôme de Dar Assa’ada, qui était en cours de rénovation avec l’appui du British Council. Il était censé abriter et sécuriser la collection d’anciens manuscrits de la mosquée Al-Omari. La fontaine publique ArRifaiya, construite par le sultan Abd al-Hamid II en 1570, a elle aussi été rayée de la carte, alors qu’elle avait été restaurée par le gouvernement turc en 2014.

Le musée Al-Mata’af, le seul du nord de la bande de Gaza, a été occupé pendant plusieurs mois par l’armée israélienne. Après son retrait, le hall a été incendié et plusieurs objets auraient disparu, a déclaré à l’AFP Jawdat Khoudary, son fondateur, en avril, sans que d’éventuels pillages aient pu être documentés à l’heure actuelle.
Pour Yousif al-Daffaie, si les monuments historiques ont moins d’importance pour les Palestinien·nes que pour les populations de régions dites « stables », c’est le « sentiment d’appartenance d’un peuple » qui est attaqué. « Viser des musées, c’est fondamentalement un ciblage de l’identité palestinienne et de leur propre mémoire et compréhension de leur terre », explique le chercheur.

Certains sites antiques préservés
Le 7 octobre 2023, jour de l’assaut des combattants du Hamas en Israël, Fadel al-Otol, archéologue palestinien, se trouvait sur le site d’un cimetière romain du nord de la bande de Gaza, proche de Jabaliya. « Vers 6 h 30 du matin, alors que j’étais en train de préparer le matériel, j’ai vu des roquettes dans le ciel. J’ai tout de suite arrêté ce que je faisais et j’ai rangé le matériel avant d’aller me réfugier avec ma famille dans une école de l’UNRWA. »

Dans ce cimetière, près de 300 tombes datant d’il y a plus de 2 000 ans avaient été découvertes. « C’était la première fois qu’on trouvait des sarcophages entiers à Gaza », s’exclame encore l’archéologue, aujourd’hui réfugié à Deir al-Balah.
Depuis, les alentours du site de fouilles ont été bombardés et du matériel de recherche a été détruit. Le cimetière, lui, semble ne pas avoir été touché, selon les archéologues revenus sur place. En revanche, l’un des sarcophages exhumés avait été envoyé au Musée du palais du Pacha pour être exposé : « Lui, on est presque sûr qu’on ne le retrouvera pas en un morceau », dit Fadel al-Otol.

Il travaille dans l’équipe de René Elter, installé à Gaza depuis sept ans. L’équipe de jeunes archéologues travaille aussi sur le site du monastère de Saint-Hilarion, un ancien lieu d’étape pour les voyageurs de la région. Aujourd’hui en ruine, le site a été classé en urgence sur la liste de l’Unesco du patrimoine mondial en péril, qui lui accorde une protection renforcée.

Près de 60 % des bâtiments religieux avaient été détruits dans la bande de Gaza en avril, dont une large majorité de mosquées.
Si, comme pour le cimetière romain, Saint-Hilarion a été déclaré détruit par plusieurs ONG et l’Unesco sur la base d’images satellites, le monastère est bel est bien intact, rectifie René Elter, assurant que ses équipes sont allées vérifier.

« Mais pas question de se mettre en danger pour du patrimoine, assure l’archéologue. Ils ne sortent voir les sites que quand ils sont de passage à proximité, pour une distribution de nourriture par exemple. » Un membre de l’équipe resté au nord a pu aller voir l’état de l’église byzantine de Jabaliya, dont les mosaïques sont encore intactes malgré les dommages.

« L’armée israélienne savait exactement où on travaillait, des drones nous survolaient en permanence pendant nos fouilles », souligne René Elter, comme pour essayer d’expliquer pourquoi les sites n’ont pas été pulvérisés par des roquettes ou écrasés sous des bulldozers. « Et puis, Israël est signataire des textes internationaux qui obligent à protéger le patrimoine, même si c’est paradoxal de s’en prendre alors aux civils », s’interroge l’archéologue.

« Le plus important, affirme-t-il, c’est que mon équipe soit encore en vie. » Le travail reprendra, selon lui, dès l’arrêt des bombardements. « Même si je ne sais pas dans quel état psychologique seront les jeunes. »

En parallèle, d’après les données de l’ONU vérifiées par Le Monde, près de 60 % des bâtiments religieux avaient été détruits dans la bande de Gaza en avril, dont une large majorité de mosquées. Le 19 octobre 2023, en plein centre-ville de Gaza City, l’église Saint-Porphyre, dont la construction datait du Ve siècle, a été bombardée alors que plusieurs centaines de civils s’y réfugiaient. Au moins dix-huit personnes sont mortes ce jour-là.

Mediapart a tenté de placer quelques-uns des sites historiques bombardés sur une carte, en s’appuyant sur la liste dressée par l’Unesco et élaborée à partir de données satellitaires. Ils n’y figurent pas tous et, comme précisé précédemment, la plupart n’ont pas pu être visités pour vérifier les dégâts.

La deuxième menace après les bombardements, c’est « l’abandon ». Après un hiver sans entretien, les monuments encore intacts risquent d’être détériorés. « De très beaux pavements de mosaïque peuvent disparaître en quelques mois si on ne s’en occupe pas », dit l’archéologue, conscient que le patrimoine historique ne sera pas la priorité une fois la guerre terminée. Il faudra d’abord déminer les sols encore truffés de bombes, y compris sur les sites antiques, avant de pouvoir continuer à les entretenir.

« Pour les personnes qui vivent dans un contexte comme celui de Gaza, l’histoire ne les intéresse pas autant que l’absence permanente de sécurité. Son rétablissement en premier lieu permettra de s’offrir le luxe de réfléchir à la manière de reconstruire les sites historiques », explique Yousif al-Daffaie. Pour lui, la reconstruction ne devra pas se faire de manière unilatérale de la part des institutions internationales : « Il faut demander à la population ce qu’elle apprécie le plus parmi les différents lieux qu’elle a perdus avant de reconstruire. »

Zeina Kovacs