JOE SACCO, AUTEUR : « L’Occident est mort à Gaza »
Pionnier du journalisme gonzo et de la bande dessinée de reportage, l’auteur de « Palestine » dénonce la complicité occidentale à Gaza et dit sa rage de « financer indirectement un génocide en tant que citoyen américain ».
Rachida El Azzouzi
Mediapart, le 30 septembre 2024 à 19h29
Impressionné par sa bande dessinée iconique Palestine, le grand intellectuel palestinien Edward Saïd, disparu en 2003, a dit de Joe Sacco qu’il était la voix des « perdants de l’histoire, bannis vers les marges où ils semblent rôder dans le découragement » et qu’« à l’exception d’un ou deux romanciers et poètes, personne n’a jamais rendu mieux ce terrible état des choses ». Des années plus tard, le compliment bouleverse comme au premier jour le plus célèbre des bédéistes-reporters.
Joe Sacco à Paris, le 26 septembre 2024. © Photo : Rachida El Azzouzi / Mediapart
À son évocation, Joe Sacco s’émeut dans les locaux de sa maison d’édition française Futuropolis, dans un recoin pavé de la rive gauche à Paris. Puis il revient, chapeau et lunettes de rigueur, à ce qui nous amène à lui, figure de la bande dessinée de reportage : la parution de Guerre à Gaza, un cri de 32 pages sur « le plus grand scandale historique de ces dernières années », qui se déroule sous nos yeux, en direct depuis un an.
Un cri de colère et d’impuissance. Colère contre Israël qui mène un génocide, selon lui. Colère contre l’Occident « mort à Gaza », « donneur de leçons de démocratie et de droits humains pour mieux les piétiner ». Colère contre les États-Unis tout particulièrement. Impuissance journalistique et citoyenne.
Pour lire la suite et surtout voir les planches de BD qui sont superbes : https://www.mediapart.fr/journal/international/300924/joe-sacco-auteur-l-occident-est-mort-gaza?utm_source=article_offert&utm_medium=email&utm_campaign=TRANSAC&utm_content=&utm_term=&xtor=EPR-1013-%5Barticle-offert%5D&M_BT=1028046793474
Dans la continuité de Palestine (1996, Éditions Rackam) et de Gaza 1956 (2010, Futuropolis), un travail titanesque de trente ans, Joe Sacco replonge dans la question palestinienne, qui le préoccupe tant. Il dit sa rage de « financer indirectement un génocide en tant que citoyen américain » et signe un pamphlet corrosif, dans l’urgence, à rebours du temps long qui fait sa signature, car il ne faut « pas se taire » et parce qu’Israël interdit aux journalistes étrangers l’accès à Gaza. Entretien.
Mediapart : « Pour contenter tout le monde », écrivez-vous, vous proposez de qualifier les crimes d’Israël à Gaza comme relevant d’une « autodéfense génocidaire », qu’est-ce que cela signifie précisément ?
Joe Sacco : Pour moi, il ne fait aucun doute que nous sommes face à un génocide. Je sais qu’il faut être prudent avec ce mot, qu’il est juridiquement difficile à prouver, mais je n’ai aucune difficulté à l’utiliser dans ce cas précis. Le génocide peut prendre diverses formes. On l’a vu au cours de l’histoire, comme à Srebrenica, au Rwanda, en Namibie. Le cas le plus extrême est l’Holocauste, mais est-ce la barre à franchir pour qu’un génocide soit reconnu ?
Les atrocités commises le 7 octobre par le Hamas – que je condamne –, qui traumatisent en profondeur la société israélienne et ravivent les traumas immenses du peuple juif, justifient-elles l’anéantissement de la bande de Gaza ?
Israël est en train de tuer un pourcentage significatif de la population palestinienne, de transformer Gaza en sable, en détruisant absolument toutes les infrastructures, les habitations, les écoles, les universités, le patrimoine, les terres agricoles.
Les responsables et généraux israéliens ne s’en sont pas cachés en prononçant de nombreuses déclarations génocidaires. Cela me rappelle la destruction de Carthage par les Romains. Qui peut vivre dans un endroit anéanti de la sorte, même en cas de cessez-le-feu ?
Vous avez réalisé « Guerre à Gaza » à chaud, ce que vous refusiez jusqu’ici, préférant le long cours du reportage et de l’investigation. Qu’est-ce qui a changé cette fois-ci ?
Que je le veuille ou non, je fais partie, comme tout Américain, de ce génocide, parce que notre gouvernement y contribue. Une partie de nos impôts le finance. Cela me ronge. Cette complicité occidentale est insupportable. Elle l’est d’autant plus que la Palestine porte une question morale universelle, celle de la justice, de l’égalité des droits. Je me sens responsable, à un certain niveau, de ce qui arrive aux Palestiniens.
Je n’aurais probablement pas fait ce pamphlet si j’avais pu aller à Gaza en tant que journaliste. Je préfère réaliser un reportage. Je suis curieux de savoir d’ailleurs ce que pensent les Palestiniens de ce qu’a fait le Hamas. Mais Israël interdit Gaza aux journalistes étrangers et assassine les journalistes palestiniens qui rendent compte du génocide jour après jour au péril de leur vie. Je ne vois pas de précédent dans l’histoire du journalisme.
Il arrive que des journalistes meurent sur les terrains de guerre, cela fait partie des risques du métier. Mais ici, il est clair que les journalistes palestiniens sont pris pour cible. Israël agit ainsi pour influer sur le récit, fausser l’information. Ce n’est pas pour rien s’il vient de fermer Al Jazeera en Cisjordanie. Son narratif – « nous sommes la seule démocratie au Moyen-Orient » – ne tient plus.
Vous dites que l’Occident est mort à Gaza, mais n’est-ce pas l’humanité entière qui gît à Gaza ?
Vivant en Occident, ma principale interrogation concerne l’Occident, et en particulier les États-Unis. Lorsque le président américain Joe Biden assure « avoir vu des photos de terroristes décapitant des enfants », il ne se contente pas de répandre de fausses informations, il encourage la déshumanisation des Palestiniens. Cela ouvre la porte à quelque chose qui va au-delà de la punition et qui relève pour moi aussi du racisme.
J’évoque d’ailleurs dans le livre les Lumières, car le racisme moderne s’est développé à cette époque. Lisez Kant ou l’Encyclopédie de Diderot, la bible des Lumières. Il est dit que « le nègre » ne fait même pas partie de la race humaine. Pour eux, l’homme originel ne peut être que blanc. Cette idée fait partie de l’ADN de l’Occident. Ce n’est pas surprenant qu’une vie palestinienne n’ait pas la même valeur qu’une vie israélienne dans un esprit occidental.
Est-ce que vous vous posez la question de l’influence d’une potentielle élection de Kamala Harris ou de Donald Trump lors de la présidentielle de novembre prochain sur le cours de la guerre et sur le soutien à Israël ?
Si on veut que la guerre cesse, on doit cesser de vendre des armes à Israël. Ce que refusent de faire les États-Unis, qui ne me paraissent pas réellement intéressés par une résolution pacifique. Je crains que la paix, pour eux, passe par la soumission des Palestiniens.
L’accusation d’antisémitisme est la nouvelle façon de faire taire les gens.
Kamala Harris est un produit du système. Elle fait partie d’une administration qui contribue à un génocide. Elle dit qu’elle veut un cessez-le-feu, évoque en des termes plus empathiques les Palestiniens, leurs souffrances, leurs morts, mais elle continuera d’envoyer des armes à Israël.
Quant à Donald Trump, c’est un individu très dangereux, toujours dépeint comme quelqu’un censé nous priver de notre démocratie. Mais pour moi, le fait que nous ayons, en Amérique, à choisir entre deux candidats, qui vont tous deux soutenir Israël, voire même l’encourager, est le symptôme d’une société et d’un projet politique malades. Nous devrions choisir le meilleur du pire ou le moindre mal ? C’est ça, la démocratie ?
Une démocratie peut commettre des atrocités. Les États-Unis en sont un exemple emblématique. Lorsqu’ils se sont étendus à l’Ouest, ils ont exterminé les peuples autochtones. Le Canada aussi était une démocratie lorsqu’il a placé les peuples autochtones dans des pensionnats.
Dans « Guerre à Gaza », vous dessinez un de vos cauchemars : vous êtes ciblé par un obus pour « vos foutus dessins sur Gaza ». Vous craignez d’être accusé d’antisémitisme ?
Dénoncer un génocide est aujourd’hui considéré comme un discours de haine. Parce que je critique les agissements du gouvernement d’Israël, je serais un antisémite ? Ceux qui répandent de telles accusations à mon encontre révèlent le niveau de vide intellectuel dans lequel nous avons basculé.
L’accusation d’antisémitisme est la nouvelle façon de faire taire les gens. Des étudiants ont été réprimés aux États-Unis par la police, convoqués par des responsables d’université, pour avoir manifesté leur solidarité avec la Palestine.
Vous avez beaucoup recours à l’humour noir. C’est pour conjurer votre pessimisme ?
Je ne vois aucun horizon politique. Nous sommes sur la voie de la guerre qui va encore s’accentuer, la voie de l’annihilation.
La seule chose qui me donne un peu d’espoir, ce sont les jeunes qui dénoncent courageusement ce qui se passe – et qui sont punis pour cela. Mais ce n’est pas un espoir pour ce qui va arriver aux Palestiniens et aux Israéliens.
La solution à deux États est impossible à ce stade lorsqu’on voit la situation en Cisjordanie, son annexion en cours en toute impunité. La solution à un seul État me semble plus logique, à condition que les deux peuples puissent vivre ensemble et être égaux. J’aime cette idée, mais il va falloir des générations de paix et de guérison.
Depuis maintenant trente ans, la question palestinienne est au cœur de votre travail. D’où vient cet intérêt ?
Lors de mes études, on m’a appris que le journalisme objectif à l’américaine était la référence absolue. J’ai assez vite expérimenté qu’il était une catastrophe.
À l’époque, en 1982, Israël venait d’envahir le Liban. Son armée avait encerclé les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila à Beyrouth, et ses alliés chrétiens y avaient commis un massacre. J’ai découvert cela dans le Time, et j’ai été très choqué. Je pensais alors que les Palestiniens étaient des terroristes.
J’ai commencé à me demander pourquoi je pensais cela, alors que les morts étaient tous des civils. J’ai réalisé que les seules fois où j’avais entendu le mot « Palestine », il était accolé au mot « terrorisme », à la télévision, dans les journaux, qui ne fournissaient jamais de contexte historique. J’ai commencé à prendre la mesure des effets du journalisme objectif américain sur moi.
J’ai eu envie d’en savoir plus sur le conflit et j’ai commencé à rejeter ma formation journalistique, qui m’avait conduite à penser que tout un peuple était un terroriste. Tout le travail que j’accomplis depuis sur la Palestine est mon œuvre de pénitence pour avoir eu ces pensées.
Votre histoire familiale vous a aussi sensibilisé, d’une certaine manière…
Mes parents ont grandi pendant la Seconde Guerre mondiale à Malte, l’un des endroits alors les plus bombardés au monde. Ils ont souffert de la famine, vécu dans un abri où ils ont creusé une carrière pour s’y réfugier pendant un certain temps. Ma mère a réchappé à plusieurs bombardements. J’ai grandi avec cette histoire. Et bien sûr, lorsque d’autres peuples se font bombarder, comme mes parents l’ont été, cela me parle.
Comment le reportage en bande dessinée s’est-il imposé à vous ?
Au départ, je voulais écrire des articles. Je n’ai jamais pensé faire du journalisme en BD. Mais les emplois de journaliste que je décrochais à la sortie de l’école ne me permettaient pas de faire du reportage. Il y avait peu d’offres pour autant de diplômés.
Je ne voulais pas continuer à écrire des histoires stupides basées sur qui a acheté une publicité. Alors je me suis tourné vers le dessin, je suis devenu dessinateur de presse et ce fut concomitant avec mon désir de comprendre ce qui arrivait aux Palestiniens, de me débarrasser des fausses informations qu’on m’avait inculquées sur le sujet.
La BD, c’est aussi le moyen de toucher plus de monde ?
C’est surtout subversif. Les gens aiment les images. Ils veulent voir des photographies, des films. Et les bandes dessinées sont un autre média visuel. On peut être très sérieux dans les bandes dessinées, et avoir un effet sur les gens.
Vous vous mettez beaucoup en scène. Pourquoi ?
Lorsque je suis allé pour la première fois dans les territoires palestiniens, je me suis naturellement mis en scène, ce que je faisais déjà dans des BD plus légères, où je racontais ma vie, mes ruptures amoureuses, ce genre de choses. Je l’ai fait pour montrer comment fonctionne le journalisme, et faire comprendre au lecteur qu’il y a un journaliste ici.
Les journalistes ont leurs propres préjugés. C’est un rappel constant que le journaliste est un être humain faillible qui essaie de comprendre ce qui se passe. C’est, pour moi, une leçon importante. Et c’est une façon d’apporter une certaine honnêteté sur qui vous êtes en tant que journaliste.
Par exemple, en Bosnie, je ne pouvais pas cacher le fait que, parce que je pouvais voyager en tant que journaliste entre Sarajevo et l’enclave musulmane de Gorazde, les gens m’utilisaient comme service postal pour transmettre des lettres à leurs proches qu’ils n’avaient pas vus depuis trois ans et demi.
Votre prochain grand reportage, « Souffler sur le feu », paraît le 6 novembre 2024. Cette fois, il n’est pas question de violence en Palestine mais en Inde dans l’Uttar Pradesh où musulmans et hindous s’affrontent. Comment choisissez-vous vos terrains ?
Au départ, je voulais travailler sur le chaos climatique et l’extraction des ressources. J’étais curieux de savoir comment les peuples autochtones appréhendent ces bouleversements. Mais sur le terrain, le colonialisme et la répression se sont imposés à moi. Le colonialisme est un thème récurrent dans nombre de mes livres, je m’en rends compte maintenant, mais c’est parce que je regarde le monde tel qu’il est.
Ceci dit, je veux arrêter de faire du journalisme. C’est trop difficile sur le plan créatif : je passe des années à travailler sur un seul projet au contenu sinistre. J’aimerais parler du monde tel qu’il est, mais de manière philosophique et en étant drôle. Quand je me suis lancé dans la bande dessinée, c’était pour faire rire les gens.
Guerre à Gaza (traduit de l’anglais par Sidonie Van den Dries, Futuropolis, 32 pages) ; Souffler sur le feu. Violences passées et à venir en Inde (Futuropolis, 144 pages) ; Neuf des planches de Gaza 1956 sont actuellement exposées au musée Beaubourg à Paris, à côté de Maus de Art Spiegelman, dans le cadre de l’exposition « Bande dessinée 1964-2024 ».
Rachida El Azzouzi