Israël est le seul pays au monde où l’on ne sait rien sur ce que vivent les Palestiniens à Gaza

mardi 27 août 2024

Pour celles et ceux qui ne reçoivent pas PAL SOL, le journal de l’AFPS

PAL SOL n°89, par Mireille Sève

Difficile d’avoir des nouvelles du journalisme israélien en temps de guerre ! En effet, les professionnels israéliens que nous avons sollicités sur la situation des différents médias et l’état de la « guerre de l’information en temps de guerre » n’ont jamais répondu…
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C’est finalement avec l’aide de Eitan Bronstein de De-Colonizer, qui a lui-même pu mener des entretiens avec quatre Israéliens – journalistes et chercheurs – que nous avons pu avancer dans notre projet de faire un tour d’horizon du traitement de l’information en Palestine (Suruq Assad), en France (Alain Gresh) et en Israël.

C’est donc avec Shani Littman journaliste à Haaretz ; Samah Salaime jour naliste à Siha Mekomit et +972 mag – publication militante ; Adi Ophir professeur de philosophie à l’Université Brown, qui vivait en Israël jusqu’en 2013 ; et Arthur Neslen, journaliste indépendant, qui a travaillé en Israël et dans le territoire palestinien occupé, qui publie dans le Guardian entre autres, que nous cheminerons en Israël.

Pourquoi les Palestinien·nes de Gaza sont-elles et ils absent·es des médias israéliens ?

« Il n’y a qu’un pays au monde où on ne voit pas d’images du génocide qu’Israël est en train de perpétrer à Gaza » dit Eitan Bronstein le 19 février 2024. En Israël, trois chaînes de télévision diffusent des informations. Une publique et deux privées. Aucune d’entre elles ne montre d’image, ou ne retransmet les horreurs que vivent les Palestinien·nes à Gaza. Pourtant, il n’y a pas de censure gouvernementale directe.

Une des conséquences du 7 octobre est que la société – et les réalisateurs, ou les éditeurs –, se sont comme figés à ce jour-là. Or transformer cet état d’esprit, pour reconnaître qu’à un moment « nous ne sommes plus seulement des victimes innocentes est une grande responsabilité de la part des journalistes » considère Shani Littman. « Il se passe donc quelque chose à Gaza ? Le monde entier le sait. Mais nous ne comprenons pas ce qu’on attend de nous. Ni par quoi le monde est choqué. Un génocide ? Mais où ? » poursuit-elle.

Samah Salaime de son côté ne croit pas à une presse réellement libre en Israël puisque la majorité des plateformes dépendent de la publicité, d’investisseurs, d’entreprises ou du gouvernement.

Certaines chaînes de télévision, se sont positionnées dès le 7 octobre « comme si elles dirigeaient un quartier général. Les journalistes faisant comme directement partie d’une cellule de guerre, des soldats sans uniformes » Et celles et ceux qui sortent du rang, qui s’élèvent contre le « ensemble nous gagnerons », sont à contre-courant de la société. De même, les auditeurs/spectateurs doivent être très engagés et persévérants pour suivre d’autres médias. Pour regarder ce que le monde voit.

Pour Arthur Neslen, l’invisibilisation des Palestinien·nes dans les médias israéliens est lié à la déshumanisation dont iels sont victimes. Absent·es physiquement puisqu’elles et ils sont derrière le mur, ou dans des ghettos, elles et ils sont également absent·es du champ de la pensée, des réflexions. Et lorsqu’elles ou ils sont consideré·es, c’est « en tant qu’une masse de gens qui veulent juste te détruire. La population dans sa majorité est embrigadée, et s’opposer à cette vision, sous-tend potentiellement d’être considéré comme un traitre ». Ainsi pour les jeunes journalistes, prendre position, ou simplement parler de Gaza pourrait stopper leur carrière.

Adi Ophir explique la difficulté pour parler avec ses ami·es ou sa famille. Une douleur liée à une incompréhension profonde. Il pense que le silence des médias israéliens sur la situation à Gaza est plus large que la simple décision des professionnels de l’information. Il parle d’« une volonté collective de ne pas savoir et de ne pas comprendre ».

Refus de toute explication historique

Il semble impossible d’aborder la question du contexte d’avant le 7 octobre, tant cette mise en perspective est devenue totalement menaçante, équivalente à justifier le massacre. Or il convient avant tout de privilégier le consensus. C’est au moins l’objectif sur lesquels les journaux télévisés se mobilisent. En effet accepter la contextualisation historique, c’est en quelque sorte accepter d’ouvrir un espace à la possibilité d’une responsabilité israélienne. Ce qui est absolument impossible à supporter, à admettre.

Israël a construit un narratif dans lequel il dit au monde qu’il « gère le conflit », alors que factuellement, la bande de Gaza était sous blocus, la Cisjordanie colonisée et les Palestinien·nes sous l’emprise d’un régime d’apartheid… Ce qui démontre que les Palestinien·nes n’ont d’autres possibilités que de résister, sauf à accepter de disparaître.

Dans ce cadre, le choc de réalité du 7 octobre correspond au fait que les Palestinien·nes sont capables d’agir en force, et qu’ils ont obligé Israël à se confronter à cette menace inédite et impensée jusqu’alors. Choc d’autant plus déstabilisant pour celles et ceux qui adhérent au projet sioniste qui prétend que le pays offre un refuge sûr aux Juifs. Adi Ophir pense qu’il y a un tel nombre de failles et de non-dits dans la situation actuelle des médias qu’il faudra du temps pour que les journalistes abandonnent leur posture actuelle et « puissent entrevoir une possible décision stratégique des opprimés dans la violence terrible de l’attaque du 7 octobre ». Il poursuit : « Pourtant comprendre, ce n’est pas justifier, mais prendre en compte que provoquer ces souffrances [aux Israélien·nes le 7 octobre] n’est pas le fait d’âmes folles, mais l’arme des faibles »

Qu’en est-il d’une presse critique ?

C’est la presse qui n’a jamais cessé de conceptualiser l’histoire longue de la situation Palestine/Israël, qui ne nie pas la Nakba et ne présente pas Israël comme innocent…

« Haaretz a pris un peu de temps pour reprendre ses esprits et se remette à travailler dans le respect de la profession » souligne Samah Salaime. Aujourd’hui, avec +972, ils sont l’un des seuls journaux israéliens à effectuer réellement un travail journalistique. On a pu y lire progressivement des articles d’opinions dissidentes. Mais ces journaux ne sont qu’un « petit ilot de décence qui n’a jamais disparu » selon Adi Ophir. Une publication d’articles courageux, importants, mais avec un lectorat très réduit. Où journalistes et lecteurs humanisent les Palestinien·nes, peuvent comprendre qu’iels ne sont pas l’ennemi absolu, et donc qu’une négociation reste encore possible.

Car sinon, la seule issue restante est l’élimination de l’autre. Et de se retrouver dans une position où le génocide devient « justifiable ».

Les démentis

La presse israélienne a publié des articles critiques sur les fausses nouvelles (bébés décapités ou brûlés), ou des reportages sur les tirs de char dans le kibboutz de Béeri. Il y a donc bien des critiques internes, mais entre l’aveuglement volontaire israélien et l’aspect quasi totalitaire qui existe dans les médias, ces informations n’arrivent toujours pas à montrer les souffrances des Palestinien·nes de Gaza.

« Dans n’importe quel pays colonial, ou post-colonial, les médias s’alignent sur l’armée, cela a déjà été le cas côté britannique ou américain pour l’Irak, la Libye ou l’Afghanistan », explique Arthur Neslen.

On remarque aussi l’absence de Palestinien·nes à la télévision israélienne. Les quelques journalistes Palestinien. nes que l’on voyait à l’écran, ont disparu. Il n’y a pas la place, ni le besoin, pour l’interprétation ou la compréhension des questions arabes par ceux qui savent. Samah Salaime ajoute « Ils ont été réduits au silence, et ceux qui ont osé l’ont payé cher », ils sont considérés comme « l’un des leurs. Traités en ennemis de l’intérieur » (exemple le titre de l’article dans Maariv du 20 janvier : « Mouhamad Majadleh est-il un agent de propagande anti-israélienne ? » de Kalman Libskind).

Ceux qui s’expriment deviennent donc les porte-parole du gouvernement et de l’armée. Et les médias deviennent les conseillers de la bonne façon de faire pour plaire au public, tout en alimentant sa colère… un cercle vicieux et dangereux est ainsi mis en œuvre pense Eitan Bronstein. C’est sûrement ce qui explique que certain.es journalistes choisissent de se taire, afin de ne pas être stigmatisé.es.

Mireille Sève