Comment Israël cible les journalistes à Gaza : « Le gilet presse nous met désormais en danger »

mercredi 3 juillet 2024

Les bombardements israéliens sur Gaza ont causé la mort de 108 journalistes depuis le 7 octobre. Une enquête menée par la plate-forme Forbidden Stories et douze médias internationaux, dont « Le Monde », suggère qu’une partie de ces frappes était délibérée.

Le « Projet Gaza », une enquête internationale

Pendant plus de quatre mois, le collectif Forbidden Stories a coordonné une enquête impliquant cinquante journalistes de treize médias internationaux, dont Le Monde, pour documenter comment les forces israéliennes prennent pour cible les journalistes depuis le début de leur offensive à Gaza. Mobilisant plus de 120 témoins, des expertises balistiques, des images par satellite, des vidéos, le consortium de ce « Projet Gaza » a analysé plus de cent cas de journalistes et employés des médias tués lors de bombardements ou par des frappes de drones, chez eux, dans la rue ou en reportage. Bien qu’Israël démente formellement s’en prendre intentionnellement à des reporters, l’enquête a dénombré, dans la bande de Gaza, en Cisjordanie et dans le sud du Liban, au moins quatorze journalistes et employés des médias tués ou blessés alors qu’ils portaient un gilet « presse  » parfaitement identifiable.

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La petite colline de Tal Al-Zaatar, dans l’est du camp de Jabaliya, où a été bâtie la mosquée Al-Bashir, aujourd’hui détruite, est bien connue des quelques journalistes palestiniens présents dans la région. C’est l’un des rares endroits, dans le nord de la bande de Gaza assiégée, qui offre une couverture réseau suffisante pour envoyer des images vers l’extérieur ou réaliser des directs.

Le 22 janvier vers 14 heures, les journalistes Emad Ghaboun, Mahmoud Sabbah, Mahmoud Shalha et Anas Al-Sharif sont eux-mêmes à la recherche d’un signal Internet pour envoyer leurs derniers reportages quand survient une frappe. L’endroit est à découvert, presque désert.

Reporter pour Al-Jazira, Anas Al-Sharif, vêtu d’un gilet presse bleu, légèrement blessé au dos, s’élance dans le nuage de fumée. Sur les décombres maculés de sang, gît le corps d’un civil, tué sur le coup alors qu’il téléphonait à sa famille établie à l’étranger. Trois hommes sont blessés. Prostrés et ensanglantés. Ils pleurent et appellent à l’aide. Leurs cris de détresse et de douleur sont couverts par le bourdonnement d’un drone, tout proche. Le plus sérieusement atteint, Emad Ghaboun, est évacué vers l’hôpital d’Al-Awda dans la nacelle d’un bulldozer, les rues du quartier détruites et recouvertes des décombres d’immeubles empêchent la circulation des véhicules légers. « J’étais en direct sur Al-Jazira juste avant l’attaque, témoigne Anas Al-Sharif. Le missile a frappé en plein sur l’endroit où se trouvait notre groupe. Il est clair que nous avons été attaqués parce que nous sommes journalistes. Je portais un gilet presse. »

Pendant quatre mois, un réseau de treize médias d’investigation, dont Le Monde, coordonné par Forbidden Stories, a enquêté sur les attaques dont ont été victimes les journalistes palestiniens à Gaza depuis le raid meurtrier du Hamas sur le sol israélien, le 7 octobre 2023 : cent huit d’entre eux – parmi 37 000 victimes palestiniennes – ont été tués, selon les estimations préliminaires du Comité pour la protection des journalistes, établi aux États-Unis.

Notre enquête démontre qu’au moins dix-huit journalistes gazaouis ont été ciblés par des frappes de drones : six ont été tués et douze ont été blessés. Les experts que les médias participant à cette enquête collaborative ont sondés s’accordent à dire que les drones en service dans l’armée israélienne disposent des capacités technologiques permettant d’identifier de manière extrêmement précise leur cible, de l’atteindre de manière chirurgicale et d’annuler une frappe en temps réel dans l’hypothèse où des civils seraient localisés à proximité de la cible. Dès lors, comment expliquer que tant de journalistes, identifiables comme tels pour une partie d’entre eux, aient été victimes de ces tirs ?

« Empêcher de transmettre des images »

Emad Ghabboun, blessé pendant l’attaque du 22 janvier, est convaincu d’avoir été ciblé délibérément. «  Il s’agissait d’un missile tiré par un drone qui nous a directement visés. J’étais en train d’envoyer des images pour Al-Jazira. Nous faisions un reportage sur la famine dans le nord de la bande de Gaza. Leur objectif est de nous empêcher de transmettre ces images au monde », accuse-t-il. L’analyse de la vidéo de la frappe corrobore l’hypothèse d’une attaque menée par un de ces engins pilotés à distance.

« Le bourdonnement caractéristique que l’on entend est sans aucun doute celui d’un drone. Je n’oublierai jamais ce son. Il s’agit plus précisément d’un engin à hélice, volant à basse altitude et se déplaçant lentement  », affirme Brandon Bryant, ancien sergent-chef de l’armée de l’air américaine et ex-opérateur de drone MQ-9 Predator. Son diagnostic est recoupé par un chercheur allemand spécialisé dans les drones, qui s’exprime sous le couvert de l’anonymat. Pour Brandon Bryant, «  les effets de l’explosion suggèrent l’utilisation d’un missile à faible impact, que les drones transportent habituellement ».« S’ils avaient largué des bombes avec un F-16, ils auraient anéanti ces gens. Il n’y aurait aucun survivant. Je suis convaincu qu’il s’agit d’une attaque de drone  », conclut-il.

L’ONG de défense des droits de l’homme Euro-Med Human Rights Monitor avait dénoncé dans un rapport publié en février des frappes de l’armée israélienne contre des civils cherchant à se connecter au réseau téléphonique, souvent dans des endroits situés en hauteur, l’Etat hébreu bloquant régulièrement les communications à Gaza. Parmi les cinq cas étudiés, elle cite l’attaque contre les journalistes à Tal Al-Zaatar.

« Les drones opèrent dans un écosystème de renseignement très performant, qui fait que les forces israéliennes ont une connaissance très précise de l’identité des gens qu’elles ciblent, explique Khalil Dewan, avocat et chercheur spécialisé en drones à la School of Oriental and African Studies de Londres. L’usage de téléphones portables, de cartes SIM, l’utilisation de certains réseaux sociaux avec des paramètres de localisation et la diffusion de contenus en direct permettent aux Israéliens de cartographier leurs cibles. »

Caméras « capables de discerner des détails »

Si Israël dément catégoriquement s’en prendre à la presse intentionnellement, des experts s’interrogent sur les règles d’engagement et le comportement de ses soldats, qui ne peuvent pas ne pas voir qu’ils ciblent des journalistes quand ces derniers portent un gilet bleu siglé « Press  ».

L’ancien opérateur de drones Brandon Bryant se souvient de la qualité des images recueillies par le MQ-1 B Predator (un engin aujourd’hui retiré du service dans l’armée américaine). Dès le début des années 2010, « nous étions capables de discerner des détails sur des vêtements, se rappelle-t-il. Je dirais que la définition des caméras [embarquées] s’est améliorée depuis.  » « La précision peut consister à éviter de risquer la vie de civils ou, inversement, de les prendre pour cible. Une frappe précise garantit la destruction de la cible que vous cherchez à atteindre », résume James Rogers, expert en drones à l’université Cornell (Etat de New York).

La résolution des caméras de beaucoup de modèles de drones, parmi la vingtaine utilisée par l’armée israélienne à Gaza, serait donc suffisante pour qu’un opérateur puisse repérer un journaliste portant un gilet presse. « Je pense que si des signespressesont placés clairement sur la silhouette d’un journaliste, l’opérateur du drone les verra », estime Asa Kasher, auteur, en 1994, du code de déontologie de l’armée israélienne. M. Kasher estime toutefois « inconcevable  » que des soldats aient été autorisés par leur hiérarchie à tirer sur des journalistes ne prenant pas part aux hostilités.

Cas soumis à la CPI

Pourtant, le 15 décembre 2023, Samer Abou Daqqa portait bien un gilet presse bleu distinctif au moment de sa mort, survenue alors qu’il réalisait un reportage avec son collègue Wael Al-Dahdouh (lui aussi identifiable), le chef du bureau d’Al-Jazira, à Khan Younès, dans le sud de l’enclave. Bien qu’accompagnés par des pompiers, ils sont visés à plusieurs reprises par des tirs de l’armée israélienne
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Les secouristes avaient alors pour mission de récupérer une pelleteuse abandonnée dans la cour d’une école pour filles, un engin localisé par l’enquête menée par le collectif Forbidden Stories.

Alors qu’ils s’apprêtent à regagner leurs véhicules, portant les insignes de la défense civile, un drone passe à l’attaque, selon la chaîne Al-Jazira et l’équipe de secours. Les tirs blessent Samer Abou Daqqa et Wael Al-Dahdouh. Ce dernier, blessé et saignant du bras, parvient à parcourir à pied les quelques centaines de mètres qui le séparent d’une ambulance. Il est évacué d’urgence vers l’hôpital Nasser. En se retournant, il aperçoit les silhouettes de trois de ses accompagnateurs, morts : Nour Saqr et Hosni Nabhan, membres de la défense civile, et Rami Badir, fonctionnaire et vidéaste de l’administration gazaouie, chargé de filmer et de documenter les interventions des sauveteurs.

Samer Abou Daqqa, 45 ans et père de quatre enfants, est alors toujours en vie. « J’ai vu qu’il pouvait bouger la tête, mais qu’il ne pouvait pas se lever. Je n’ai rien pu faire, témoignera Wael Al-Dahdouh. J’ai demandé aux ambulanciers de retourner le chercher, mais ils m’ont dit que nous devions partir immédiatement pour éviter d’être pris pour cible et qu’ils envoyaient une autre voiture », ajoute-t-il. Il faudra cinq heures au véhicule, bloqué par l’armée israélienne, pour atteindre les environs de l’école et pour que ses occupants puissent rechercher le journaliste reporter d’images à la lueur de lampes torches, la nuit étant tombée.

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« Nous n’avons trouvé que son gilet de protection, qu’il avait laissé contre un mur voisin. C’est la preuve que Samer était vivant. Il avait enlevé son gilet, parce qu’il était lourd, et s’est enfui, se rappelle Bilal Hamdan, un secouriste. Le corps n’était pas présent à cet endroit (…). Nous l’avons cherché pendant environ une demi-heure jusqu’à ce que nous soyons à nouveau la cible des tirs d’un char, comme si les Israéliens nous intimaient l’ordre de quitter l’endroit. Un collègue ambulancier a trouvé le corps de Samer Abou Daqqa, qui était en morceaux. Ce dernier avait essayé de s’échapper, mais les drones l’ont visé avec un autre missile. » Contactée par Forbidden Stories, la chaîne Al-Jazira dit avoir soumis le cas de Samer Abou Daqqa à la Cour pénale internationale (CPI). L’armée israélienne indique avoir ouvert une enquête.

Frappe pendant un direct

Le 25 octobre, Wael Al-Dahdouh avait perdu sa femme et deux de ses enfants, tués dans un bombardement. Son fils, Hamza Al-Dahdouh, qui travaillait également pour la chaîne qatarie, et Mustafa Thuraya, un cameraman, ont été tués le 7 janvier par une frappe de drone contre leur voiture. Trois autres journalistes de Palestine TV ont été blessés. L’armée israélienne a accusé Al-Dahdouh de faire partie des brigades Al-Qods, l’aile militaire du Jihad islamique palestinien, sur la base d’un document à l’authenticité douteuse. Al-Jazira a démenti.

A Gaza, le 12 avril, Sami Barhoum, correspondant de la chaîne turque TRT et Sami Shehadeh, son cameraman, se mettent en place pour un direct depuis le camp de Nousseirat lorsqu’ils sont touchés. Ils portaient tous les deux leur gilet de presse et leur casque. « Je me tenais face à la caméra, à un peu moins d’un mètre du cameraman, se rappelle Sami Barhoum. Il m’a fait signe de commencer, et j’ai commencé à parler : “Nous sommes dans le camp de Nousseirat…” Dès que j’ai prononcé le mot “Nousseirat”, je me suis retrouvé à voler sur une distance de 4 à 5 mètres. En retombant, j’ai regardé sur ma droite et j’ai vu mon collègue Sami Shehadeh, allongé sur le sol, hurlant, couvert de sang, le pied droit arraché. » L’analyse de l’ONG Earshot, sollicitée par le collectif Forbidden Stories, a conclu au tir d’un obus de char. Selon Earshot, le blindé était positionné à 1,1 kilomètre, ce qui est confirmé par les récits de deux témoins. Il avait une vue dégagée sur les journalistes de TRT.

Un journaliste est mort dans des conditions similaires, le 13 octobre 2023, en fin d’après-midi, dans le sud du Liban, quand deux frappes successives ont touché un groupe de reporters venus couvrir les affrontements de part et d’autre de la frontière entre l’armée israélienne et des groupes armés. Issam Abdallah, un journaliste de l’agence Reuters âgé de 37 ans, a été tué et six autres ont été blessés, dont deux de ses collègues de Reuters, deux de la chaîne Al-Jazira, et deux de l’Agence France-Presse.

Une enquête menée conjointement par l’agence de presse française et le collectif d’enquêteurs indépendants Airwars, spécialisé dans l’impact des conflits sur les civils, a conclu qu’un char israélien était à l’origine des tirs : « Les deux frappes successives ont délibérément ciblé le groupe, atteignant les journalistes à trente-sept secondes d’écart et tombant à 5 mètres de distance l’une de l’autre. Ils étaient clairement identifiables comme des reporters et aucune activité militaire n’a été rapportée dans leurs environs immédiats. L’armée israélienne dispose d’importants moyens aériens de surveillance dans la zone. »

« Nos gilets presse nous exposent »

Le 18 février, Basel Kheireddine scrute le ciel, le souffle court, le regard troublé par la peur. C’est un homme en fuite. Il vient de courir à travers des champs et des rues en ruine pour se mettre à l’abri. Téléphone en main, il se filme depuis une allée du camp de réfugiés de Jabaliya. Le reporter de 34 ans et son frère Moumen, cameraman, viennent d’échapper à la mort.

Les deux employés de la chaîne qatarie Al-Jazira terminaient un reportage sur la famine qui sévit dans le nord de la bande de Gaza, coupée du reste de l’enclave palestinienne par l’armée israélienne. Environ 300 000 personnes sont privées d’aide alimentaire. A Saknet Fadous, un faubourg agricole de Beit Lahya, les habitants en sont réduits à cueillir des mauves pour se nourrir. Sous un ciel gris, des enfants s’affairent au milieu de la végétation sous le bourdonnement entêtant d’un drone israélien. L’image s’attarde quelques instants sur l’un d’entre eux, en train d’arracher des plantes. Il est 11 heures et 4 minutes quand une explosion secoue le terrain vague.

« Nous avons enlevé nos gilets presse bleus et les avons cachés sous nos vêtements, sous ma veste pour ma part, poursuit-il. Puis nous avons couru d’une seule traite jusqu’au cœur du camp de réfugiés de Jabaliya, à 3 kilomètres. »

L’analyse de la vidéo par Earshot, qui enquête à partir de données sonores, a permis d’identifier le drone qui survolait les deux frères : un Eitan-Heron, produit par Israel Aerospace Industries. L’exploitation de deux mille messages et cinquante chaînes de la messagerie cryptée Telegram suggère qu’il n’y avait pas de combats dans la zone à ce moment-là. L’armée israélienne affirme avoir visé une position du Hamas à 300 mètres des journalistes.

« Je ne vais pas le cacher, cet incident nous a grandement traumatisés. On a le sentiment que notre vie est en danger simplement parce qu’on fait notre travail  », assure Basel Kheireddine, encore sous le choc, joint le 2 mai par Le Monde et Forbidden Stories, depuis le dernier étage d’une école des Nations unies transformée en refuge au cœur du camp de Jabaliya. « Nous n’avons pas d’équipement approprié, pas de trousses de premiers secours, pas de casques… Ces gilets n’offrent aucune protection balistique, ils nous permettent seulement de nous distinguer des autres civils », ajoute-t-il.

A l’image de Basel Kheireddine, plusieurs journalistes disent aujourd’hui avoir peur de porter un gilet presse. Grièvement blessé à Tal Al-Zaatar, Emad Ghaboun avait ainsi décidé de ne plus en porter, contrairement à son collègue Anas Al-Sharif : « Cela me faisait peur, après qu’ils ont directement ciblé des journalistes. »

« Je porte un gilet presse, ainsi qu’un casque. Nous essayons toujours d’être identifiés comme des journalistes afin que l’armée d’occupation n’ait aucun argument pour nous prendre pour cible, décrit Hossam Shabbat, reporter pour Al-Jazira dans le nord de la bande de Gaza. Mais ces derniers temps, nous considérons notre gilet comme quelque chose qui nous expose et nous met en danger. Les forces israéliennes attaquent délibérément les journalistes. C’est un ciblage, et nos gilets presse nous exposent. »

Des tirs effectués dans d’autres circonstances, sur des journalistes ne portant pas de tenue distinctive, interpellent également. Le 13 novembre 2023, vers 6 heures, le journaliste Ahmad Fatima, son épouse et leur enfant dorment quand un missile frappe l’étage de l’immeuble où ils habitent, dans le quartier de Chadjaya. Leur garçon de 6 ans est blessé au visage. Ahmad le prend dans ses bras et se précipite dans la rue pour demander de l’aide. Il est tué à 50 mètres de l’entrée de l’immeuble par un nouveau missile. Pourquoi cette seconde frappe contre cette figure de la Maison de la presse, une institution indépendante reconnue à Gaza et à l’international ? Était-il identifié ? «  Ils l’ont pris pour cible. Et Ils ne pouvaient pas ne pas voir qu’il portait un enfant et ils ont quand même tiré », accuse son épouse. L’enfant, lui, a survécu.

« Ils m’ont dit d’arrêter mes reportages »

Hossam Shabbat, qui s’est plusieurs fois filmé sous le feu dans le nord de la bande de Gaza, a perdu sa maison familiale dans un bombardement. Le restaurant qui faisait vivre sa famille, dont trente membres ont été tués, a été rasé. Il décrit une autre pratique de l’armée israélienne : les intimidations téléphoniques. Il l’accuse de l’avoir menacé à plusieurs reprises par des appels sur son téléphone et des messages sur la messagerie WhatsApp.

Il se souvient du premier appel, en octobre 2023, une semaine après le début de la guerre, alors qu’il était dans l’hôpital de Beit Hanoun. « Un officier de renseignement de l’armée nommé Abou Haitham m’a téléphoné, car j’étais le seul journaliste de la ville. Il m’a dit de quitter Beit Hanoun et d’arrêter de faire des reportages. » Le journaliste refuse. Il reçoit un autre appel quelques jours plus tard, alors qu’il sort de chez lui. Cette fois, l’armée veut qu’il transmette un message aux habitants, nombreux à s’être réfugiés dans l’enceinte de l’hôpital.

« Ils m’ont dit de quitter Beit Hanoun et de dire aux personnes de l’hôpital de partir aussi parce qu’ils allaient bombarder la zone. » Le 14 mai, il filme un appel téléphonique lui ordonnant de quitter Jabaliya. « L’armée a envoyé des messages écrits aux journalistes à côté desquels nous nous trouvions. Puis quelqu’un nous a appelés pour nous ordonner de quitter le camp. »

Faire taire les reporters

Le nom d’Abou Haitham n’est pas inconnu de Motaz Azaiza : « J’en ai entendu parler, c’est une sorte de capitaine », souligne-t-il. Le jeune photographe palestinien aux 18 millions d’abonnés sur Instagram n’a cessé de filmer et de poster les images des victimes des bombardements, le déplacement des habitants et la catastrophe humanitaire avant de s’exiler au Qatar, en janvier. Lui est appelé en novembre par un officier qui affirme l’avoir vu quelques instants plus tôt – « l’endroit qu’il m’a désigné correspondait » – et qui lui ordonne de publier des images des massacres commis par le Hamas le 7 octobre 2023, et de dénoncer ces actes.

Anas Al-Sharif, de la chaîne Al-Jazira, s’est lui habitué à ces rendez-vous téléphoniques. « J’ai reçu des appels de l’armée israélienne, auxquels je ne répondais pas. Ils m’ont envoyé un message WhatsApp me faisant comprendre qu’ils savaient où j’étais. Ils m’ont demandé d’arrêter la couverture de la guerre et de partir vers le sud », explique-t-il. Il refuse. Le 11 décembre 2023, son père périt sous les bombes : « Ils ont pris ma maison pour cible, où soixante personnes s’étaient réfugiées. Heureusement que mon père avait demandé à tout le monde d’évacuer, sinon cela aurait été un massacre. Il était en train de prier lorsque la maison a été frappée. Je ne l’avais pas vu depuis cinquante-deux jours. » Fin mai, la maison, déjà partiellement détruite, est à nouveau touchée par une frappe ciblée.

Le photographe Motaz Azaiza se souvient : « J’avais l’habitude d’aller dans un café pour pouvoir envoyer mes images. Un jour, le propriétaire m’a supplié : “Motaz, ne viens plus. On a peur que tu nous mettes en danger. Nous ne voulons pas être tués à cause de toi.Beaucoup de gens ont commencé à avoir peur de rester à mes côtés, de monter dans la même voiture. Parce que je suis journaliste, je suis devenu une menace pour les autres. »

Pour Carlos Martinez de la Serna, directeur du Comité pour la protection des journalistes, «  il s’agit de l’une des attaques les plus flagrantes contre la liberté de la presse dont [il se] souvienne ». Il ajoute : « Ses conséquences sur la liberté de la presse à Gaza, dans la région et dans le reste du monde sont quelque chose que nous ne pouvons pas accepter. » En voulant faire taire les reporters, l’armée israélienne a fait de la guerre à Gaza la plus meurtrière pour les journalistes sur un laps de temps si court.

Source  : LE MONDE
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