Ahmed Tobasi : « Nous, Palestiniens, faut-il que nous nous suicidions ? »

samedi 6 juillet 2024

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Ahmed Tobasi, directeur artistique du Freedom Theatre de Jénine, ne cesse de porter la voix des Palestiniens avec Here I am, son propre récit de vie sous l’occupation, actuellement en tournée.

« Je pense que j’ai dû ma libération à mon passeport norvégien et à la campagne de protestations qui s’est immédiatement mise en place en Europe. », analyse le metteur en scène.

Ahmed Tobasi est acteur, metteur en scène et directeur artistique du Freedom Theatre de Jénine. Here I am, écrit par l’auteur irakien Hassan Abdulrazzak et mis en scène par Zoe Lafferty, fait le récit de sa propre vie. Incarcéré à 17 ans en 2002, durant la seconde Intifada, il passe quatre années dans les geôles israéliennes puis s’exile en Norvège où il se forme au théâtre avant de revenir à Jénine, en 2013. Here I am tourne depuis 2017, gagnant toujours en force de frappe.

Vous faites des allers-retours entre la Cisjordanie, la Norvège, dont vous avez la nationalité, et la France. Quelle est la situation pour vous depuis le 7 octobre ?

J’étais, début décembre 2023, à Jénine au moment d’une invasion très violente de l’armée israélienne. J’ai été arrêté pendant vingt-quatre heures, où les secondes m’ont semblé des mois tant le niveau d’agression des soldats était élevé. Ils ont tout détruit chez moi. J’ai été menacé, battu, menotté les mains dans le dos quasi dévêtu dans le froid, trimballé d’un véhicule à un autre, interrogé sans relâche.

C’est de la torture psychologique. Vous faites votre prière comme si vous alliez mourir d’un instant à l’autre. Nous étions ainsi par dizaines, personnes âgées, hommes, femmes, enfants. Le directeur général du théâtre, Mustafa Sheta, est toujours détenu et nous sommes sans nouvelles de lui.

Je pense que j’ai dû ma libération à mon passeport norvégien et à la campagne de protestations qui s’est immédiatement mise en place en Europe. Depuis, je fais des allers-retours selon la tournée du spectacle, qui est fondamental pour moi.

« Les Israéliens utilisent le focus sur Gaza pour détruire aussi la Cisjordanie »

C’est une situation totalement schizophrénique. Vous passez du camp de réfugiés de Jénine, où les gens vivent cloîtrés et ne peuvent même plus s’approcher d’une fenêtre sans s’exposer aux tirs des snipers, où les grenades, les bombes explosent en permanence, où les destructions infligées par les chars israéliens sont quotidiennes, à une ville comme Paris où les gens mangent des glaces et se promènent comme si de rien n’était, alors que le monde brûle.

Vous êtes en tournée jusqu’à fin juillet. Envisagez-vous votre retour alors que la situation, à Gaza comme en Cisjordanie, ne cesse de se détériorer ?

C’est une question fondamentale. J’ai besoin de rentrer. Un pays sans culture est un pays mort. Ici, je peux bouger, témoigner, interpeller. Là-bas, je serai coincé et possiblement à nouveau arrêté. C’est une pression mentale énorme. Cela fait neuf mois que la guerre ravage tout sans que l’on puisse se projeter. Les Israéliens utilisent le focus sur Gaza pour détruire aussi la Cisjordanie, qui est sous couvre-feu et soumise aux attaques incessantes des colons dans les villes et dans les villages, dont ils occupent les maisons et les terres.

Malgré toutes les pressions internationales, Benyamin Netanyahou refuse de se retirer de Gaza. Il souhaite un cessez-le-feu juste pour pouvoir récupérer les otages et ensuite reprendre la guerre. Pour le projet sioniste d’occupation de la Palestine, l’occasion est trop belle. L’attaque du 7 octobre fournit le prétexte pour mener un génocide on line et achever l’expulsion de 1948.

Netanyahou et sa coalition savent qu’ils n’auront peut-être pas de sitôt une telle opportunité. Ils menacent même d’envahir le Liban. La seule chose qui les retient, c’est la gestion de l’armement mis à leur disposition que les Occidentaux et les États-Unis ont aussi besoin de mobiliser sur d’autres fronts.

Here I am est le récit de votre détention, à 17 ans, puis de votre exil. Vous jouerez, le 6 juillet en Avignon, au Théâtre des Carmes ; le 8, dans la Drôme, au Festival Oasis Bizz’Art où vous animerez un atelier «  culture et résistance  ». En quoi consiste-t-il ?

Nous essayons de changer la posture des spectateurs afin qu’ils ne soient pas juste en train de regarder mais qu’ils interviennent. Nous les confrontons à des situations et cherchons des solutions avec eux pour les résoudre. Nous voulons qu’ils comprennent concrètement ce que signifie vivre sous occupation.

C’est une implication beaucoup plus active. Ils voient alors la situation depuis une autre perspective que celle des journaux télévisés. Aujourd’hui, de plus en plus de gens comprennent que la question palestinienne concerne le monde entier, qu’elle est connectée à la situation en Europe, aux États-Unis, en Chine, en Inde, tout comme la guerre en Ukraine.

Les mobilisations populaires pour Gaza ont été énormes partout. Des résolutions ont été prises. Mais rien n’arrête Netanyahou et il y a une vraie coupure entre les gouvernements et les peuples, comme en Norvège qui reconnaît l’État de Palestine mais continue à fournir une aide économique et militaire à Israël. Aux États-Unis, Joe Biden essaie vaguement de freiner Netanyahou, qui n’en tient aucun compte.

Depuis les accords d’Oslo, on parle de donner un État aux Palestiniens, mais sur le terrain, la colonisation continue. Bezalel Smotrich, ministre des Finances et délégué à la défense, ultranationaliste, dit très clairement que les Palestiniens n’ont qu’à aller en Égypte ou en Jordanie. C’est vraiment la responsabilité des Occidentaux d’arrêter ce génocide. Nous, Palestiniens, ne savons plus quoi faire. Nous avons essayé toutes les formes de lutte. Faut-il que nous nous suicidions ?

Et les pays arabes, que font-ils pour les Palestiniens ?

Vous pensez qu’il y a des pays arabes libres ? Il y a des peuples arabes et des régimes arabes. La population est avec les Palestiniens. Mais les régimes sont des dictatures qui contrôlent leur population dans des pays occupés ou colonisés par l’Occident et qui ne peuvent décider de rien. La carte du Moyen-Orient a été dessinée par l’Occident. La Jordanie, la Syrie, le Liban ne peuvent pas lever le petit doigt.

Le Liban paie très cher le front qu’il a ouvert à la frontière nord pour désencercler Gaza. Je pense qu’on rentre dans une période très sombre et que le plan de Netanyahou est de faire durer la guerre jusqu’à l’arrivée de Donald Trump, de façon à avoir les mains totalement libres

Nous allons connaître des temps difficiles, mais pas seulement nous, Palestiniens. On entre dans une nouvelle configuration géopolitique, avec des alliances qui se redéfinissent et des destructions majeures pour prendre le leadership géopolitique. Ce sont les peuples qui vont payer les factures.

Que pensez-vous des mobilisations pour Gaza dans le monde, aux États-Unis et même en Israël aujourd’hui ?

En Israël, il ne faut pas se tromper, elles visent essentiellement à récupérer les otages et à dégager Netanyahou pour trouver un gouvernement qui défende mieux les intérêts israéliens. Malheureusement, dans leur plus grand nombre, les Israéliens se désintéressent de la situation des Palestiniens, à Gaza comme en Cisjordanie.

Aux États-Unis, effectivement, c’est la première fois qu’il y a une opposition juive aussi importante à la guerre. Mais je pense que la prochaine Intifada devrait avoir lieu en Israël même et que ce soit les juifs d’Israël qui disent massivement « Pas en notre nom  ».

Here I am, le 6 juillet, au Théâtre des Carmes, en Avignon ; le 8, à la Halle à Dieulefit ; du 25 février au 7 mars 2025 au Théâtre national de Strasbourg.

Source : L’HUMANITE - Publié le 3 juillet 2024 - Marina Da Silva