« Affamer et exterminer » : Israël élabore un plan de liquidation du nord de la bande de Gaza

vendredi 20 septembre 2024

Alors que les ministres, les généraux et les universitaires israélien·nes s’apprêtent à entrer dans une nouvelle phase décisive de la guerre, voici à quoi ressemblerait l’opération nommée « Affamer et exterminer  ».

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Soldats israéliens opérant dans la ville de Gaza, le 28 juillet 2024. (Erik Marmor/Flash90)

Scénario : nous sommes en octobre, novembre ou décembre 2024, peut-être encore début 2025. L’armée israélienne vient de lancer une nouvelle opération dans tout le nord de la bande de Gaza, que nous appellerons « Opération Ordre et Nettoyage ». L’armée ordonne l’évacuation temporaire de tous et toutes les résident·es palestinien·nes au nord du corridor de Netzarim « pour leur sécurité personnelle  », expliquant que « l’IDF devrait prendre des mesures importantes dans la ville de Gaza dans les jours à venir, et veut éviter de blesser des civils ».

Cet ordre est similaire à celui que l’armée a donné le 13 octobre 2023 aux plus d’un million de Palestinien·nes vivant dans la ville de Gaza et ses environs à l’époque. Mais il est clair pour tout le monde que cette fois-ci, Israël prépare quelque chose de tout à fait différent.

Si le Premier ministre Benjamin Netanyahu et le ministre de la Défense Yoav Gallant restent très discrets sur les véritables objectifs de l’opération, le ministre des Finances Bezalel Smotrich et le ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben Gvir, ainsi que d’autres ministres d’extrême droite, les affichent ouvertement. Ils citent un programme que le « Forum des commandants et combattants de réserve », dirigé par le général de division (réserviste) Giora Eiland, a proposé il y a quelques semaines à peine : ordonner à tous les habitants du nord de Gaza de partir dans un délai d’une semaine, avant d’imposer un siège total à la zone, y compris la fermeture de toutes les sources d’approvisionnement en eau, en nourriture et en carburant, jusqu’à ce que celles et ceux qui restent se rendent ou meurent d’inanition.

Ces derniers mois, d’autres Israélien·nes éminents ont également appelé l’armée à procéder à une extermination massive dans le nord de la bande de Gaza. Uzi Rabi, chercheur à l’université de Tel-Aviv, a déclaré lors d’une interview à la radio le 15 septembre : « Retirez toute la population civile du nord, et quiconque y restera sera légalement condamné·e comme terroriste et soumis·e à un processus de famine ou d’extermination  ». En août, selon un rapport de Ynet, des ministres du gouvernement avaient déjà commencé à faire pression sur Netanyahu pour qu’il « nettoie » le nord de la bande de Gaza de ses habitant·es.

Le plan Rabi-Eiland s’aligne également sur une proposition rédigée en juillet par plusieurs universitaires israélien·nes, intitulée « D’un régime meurtrier à une société modérée : la transformation et la reconstruction de Gaza après le Hamas ». Selon ce plan, qui a été soumis aux décideur·ses israélien·nes, la « défaite totale » du Hamas est une condition préalable au lancement d’un processus de « déradicalisation » des Palestinien·nes de Gaza. « Il est important que l’opinion publique palestinienne perçoive largement la défaite du Hamas  », affirment les auteur·ices du plan, qui ajoutent : « Les ‘premiers soins’ peuvent commencer dans les zones purgées du Hamas.  » L’un des auteurs de la proposition, le Dr Harel Chorev, chercheur principal au Centre Moshe Dayan, où travaille également Rabi, a exprimé son soutien total au plan d’affamement d’Eiland.

Mais revenons à notre scénario : l’opération « Ordre et nettoyage » démarre et, malgré les ordres d’évacuation de l’armée, quelque 300 000 Palestinien·nes restent parmi les ruines de la ville de Gaza et de ses environs, refusant de partir. Peut-être parce qu’ils ou elles ont vu ce qui est arrivé à leurs voisin·es qui sont parti·es au début de la guerre, croyant qu’il s’agissait d’une évacuation temporaire, et qui, à ce jour, errent dans les rues du sud de la bande de Gaza sans endroit sûr où s’abriter. Peut-être parce qu’ils ou elles craignent le Hamas, qui appelle les habitants à refuser les ordres d’évacuation d’Israël. Ou peut-être parce qu’ils ou elles estiment qu’ils, elles n’ont plus rien à perdre.

Quoi qu’il en soit, l’armée impose un blocus complet en l’espace d’une semaine à tous·tes celles et ceux qui restent dans le nord de Gaza. Les combattant·es du Hamas — le document Eiland estime qu’il en reste 5 000 dans le nord, mais personne ne connaît vraiment leur nombre réel — refusent de se rendre. Sur les chaînes de télévision internationales et les réseaux sociaux, le monde entier assiste à la famine généralisée qui frappe la ville de Gaza. « Nous préférons mourir plutôt que de partir  », déclarent des habitant·es aux journalistes.

À la télévision israélienne, les commentateur·ices ne sont pas convaincu·es qu’une telle action sera décisive pour gagner la guerre. Mais ils et elles conviennent qu’une « campagne de famine et d’extermination » est préférable à la poursuite de l’immobilisme de l’armée à Gaza. Certaines voix dans les studios mettent en garde contre les dommages potentiels pour les relations publiques d’Israël, mais le plan obtient néanmoins le soutien de la majorité de l’opinion publique israélo-juive. Les citoyen·nes palestinien·nes d’Israël, qui intensifient leurs protestations contre le génocide, sont arrêté·es pour avoir même publié des articles sur le sujet en ligne, et la police réprime par la force les manifestations de la gauche radicale.

Le secrétaire d’État américain Antony Blinken exprime son inquiétude, affirme que Washington est attaché à l’intégrité territoriale de Gaza et à la solution des deux États, et prévient que cette dernière campagne pourrait saboter les négociations en vue d’un accord sur les otages – mais Netanyahou reste indifférent. Sous la pression de la droite, qui voit dans l’expulsion des habitant·es de la ville de Gaza l’occasion de raser complètement la zone et de construire des colonies sur les ruines, l’armée entame la phase d’« extermination » décrite par Rabi.

Depuis que l’armée a affirmé que les civils pouvaient quitter le nord de Gaza — bien que les soldat·es tirent au hasard et tuent les civils palestinien·nes qui tentent d’évacuer — elle traite tous·tes celles et ceux qui restent dans la ville comme des terroristes. Cette stratégie correspond à ce que le lieutenant-colonel A., commandant de l’escadron de drones de l’armée de l’air israélienne, a déclaré à Ynet en août à propos de l’opération de sauvetage des otages du camp de Nuseirat : « Quiconque ne s’est pas enfui, même s’il n’était pas armé, en ce qui nous concerne, était un·e terroriste. Tous·tes celles et ceux que nous avons tué·es auraient dû l’être  ».

La ville de Gaza est complètement détruite, et parmi les ruines se trouvent les corps de milliers, voire de dizaines de milliers de Palestinien·nes. Personne n’en connaît le nombre exact, car la région reste une « zone militaire fermée ». L’opération « Ordre et nettoyage » est couronnée de succès. L’armée, comme le propose le plan Eiland, se prépare à reproduire des opérations similaires à Khan Younis et à Deir al-Balah. En coordination avec les commandant·es sur le terrain, apparemment sans l’approbation de l’état-major général, le mouvement revitalisé de repeuplement de Gaza — qui attend dans les coulisses depuis des mois – commence à établir les premières nouvelles communautés dans les zones qui ont été « purgées » des Palestinien·nes.

Un scénario probable mais pas inévitable

Il n’est pas certain que ce scénario se concrétise. Il peut être contrecarré à différents moments : l’armée pourrait faire savoir qu’elle n’est pas intéressée par l’occupation totale de la bande de Gaza, ni par le rétablissement d’un gouvernement militaire dans cette région. L’armée est consciente qu’une telle opération à grande échelle pourrait conduire à l’exécution des otages restant·es, comme cela s’est produit à Rafah, et elle ne veut pas être responsable de leur assassinat. Elle craint également qu’une opération d’une telle ampleur à Gaza ne déclenche une réaction plus forte du Hezbollah, et donc une guerre intense sur deux fronts, voire plus.

Malgré toute l’indulgence dont l’administration américaine a fait preuve à l’égard des actions génocidaires d’Israël à Gaza — affamant et anéantissant des dizaines de milliers de Palestinien·nes —, la prochaine étape pourrait être trop difficile, même pour le président Joe Biden, qui se dit « sioniste », et pour la candidate à l’élection présidentielle Kamala Harris, qui parle de « souffrances palestiniennes  ». Il pourrait bien s’agir de l’action qui obligera la Cour internationale de justice (CIJ) à déclarer qu‘Israël commet un génocide et qui incitera la Cour pénale internationale (CPI) à délivrer des mandats d’arrêt, et pas seulement à l’encontre de Netanyahou et de Gallant.

Les pays européens, qui ont jusqu’à présent hésité à sanctionner Israël, pourraient s’engager à fond. Netanyahou pourrait conclure que le prix international d’une telle opération sera trop élevé, au mépris des désirs de ses allié·es de droite.

La société israélienne peut également constituer un obstacle à la mise en œuvre du plan. Comme l’ont montré les manifestations massives de ces dernières semaines, une grande partie de la population juive israélienne a perdu confiance dans les promesses du gouvernement de « victoire totale » à Gaza ou dans l’idée que « seule la pression militaire permettra de libérer les otages  ». Emmené·es par les familles des otages – qui se sont radicalisées depuis l’exécution récente par le Hamas des six otages dans un tunnel à Rafah – des centaines de milliers d’Israélien·nes semblent vouloir non seulement voir les otages rentrer chez elles et eux, mais aussi mettre la guerre. Le plan Rabi-Eiland, qui prolongera certainement la guerre à Gaza et condamnera probablement le retour des otages restant·es, pourrait être rejeté par des centaines de milliers de manifestant·es, précisément pour ces raisons.

Cependant, il faut aussi admettre que le scénario que j’ai esquissé ci-dessus n’est pas farfelu. Depuis le 7 octobre, la société israélienne a connu un processus accéléré de déshumanisation à l’égard des Palestinien·nes, et l’on voit mal l’armée refuser en masse de mener une telle campagne d’extermination, surtout si elle est présentée par étapes : d’abord l’expulsion de la plupart des résident·es, puis l’imposition d’un siège, et seulement ensuite l’élimination de celles et ceux qui restent.

Il ne s’agit pas simplement de se venger des atrocités commises par le Hamas le 7 octobre. Dans la logique déformée qui régit la politique israélienne à l’égard des Palestinien·nes, le seul moyen de rétablir la « dissuasion » après l’humiliation militaire du 7 octobre est d’écraser complètement le collectif palestinien, y compris ses villes et ses institutions.

Pour certain·es, il pourrait être facile de considérer les propositions israéliennes visant à « finir le travail » dans le nord de Gaza comme des fomentations génocidaires qui ont peu de chances d’être menées à bien. Mais elles ont été conçues par Eiland, Rabi et d’autres personnes influentes, et pas seulement par les membres du cercle « messianique » de Ben Gvir et Smotrich. Et indépendamment de ce qui se passera dans les mois à venir, le fait même que des propositions visant ouvertement à affamer et à exterminer des centaines de milliers de personnes fassent l’objet d’un débat montre précisément où en est la société israélienne aujourd’hui.

SOURCE : +972
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Par Meron Rapoport rédacteur à Local Call., le 17 septembre 2024

Traduction : JB pour l’Agence Média Palestine