À qui appartient Jérusalem ?
Depuis l’occupation de l’ensemble de Jérusalem en 1967 par Israël, la question de « la propriété » de la ville oppose âprement les communautés palestinienne et israélienne. Elle est porteuse de conséquences majeures sur les plans politique, religieux, social et juridique.
Jérusalem au centre de la mosaïque de l’église Saint-Georges de Madaba, en Jordanie, la plus ancienne représentation cartographique de la ville (VIe siècle) Berthold Werner/Wikimedia Commons
Au cours des dernières décennies, plusieurs gouvernements israéliens et de nombreuses organisations sionistes ont lancé une croisade mondiale avec pour objectif de traduire le contrôle politique d’Israël sur Jérusalem en possession physique et légale exclusive de la ville par des organisations juives particulières. C’est déjà le cas pour le contrôle du culte au « mur des Lamentations » (ou Mur occidental)
Un soutien total des États-Unis
C’est dans cette optique qu’il faut comprends la loi signée le 6 décembre 2017 par Donald Trump pour déplacer l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem. C’est une étape majeure vers une propriété exclusivement juive de Jérusalem. Trump n’a fait qu’entériner une décision adoptée par le Congrès américain en 1995 (connue sous le nom de Jerusalem Embassy Act), et il ne s’écarte donc pas de la stratégie américaine précédente. Cette décision met en évidence le soutien écrasant qu’Israël reçoit des institutions politiques et civiles américaines, avec plus de 130 milliards de dollars (117 milliards d’euros) d’aide militaire et non militaire (1948-2018) et des milliards de dollars d’aide indirecte, comme le financement d’innombrables programmes universitaires satellites ou d’échange en Israël, le parrainage de membres de l’armée et de la police israéliennes pour former les forces américaines de police, etc.
Ajoutez à cela l’énorme couverture diplomatique américaine qui a permis aux gouvernements israéliens d’échapper à leurs responsabilités politiques et juridiques sur la scène internationale pour leur mépris total des conventions et des accords internationaux, leur système d’apartheid et leur traitement terrible des Palestiniens. Il ne fait aucun doute que de nombreuses grandes puissances d’Europe occidentale comme la France et le Royaume-Uni, et même certains États arabes soutiennent l’objectif israélien de passer du contrôle politique de Jérusalem à la possession exclusive de la ville.
La force ne donne pas tous les droits. L’histoire nous dit aussi que la force n’a pas abouti à des solutions ou à des réalités durables. En 587 avant Jésus-Christ, les Babyloniens détruisirent Jérusalem et exilèrent les anciens israélites, mais leur acte ne fit que renforcer l’attachement à la ville, comme le dit dans La Bible le psaume (137.5) : « Si je t’oublie, Jérusalem, que ma main droite se dessèche ! » La destruction du temple par les Romains en 70 après J.-C. engendra un fort désir de le reconstruire. On peut dire que les chrétiens et les musulmans, en tant qu’héritiers de l’histoire biblique, ont été inspirés par ce désir dans la construction de l’église du Saint-Sépulcre et du Dôme du Rocher, qui étaient tous deux en partie des réalisations de la reconstruction du Temple. Et il existe aujourd’hui des groupes juifs et protestants qui cherchent à reconstruire l’ancien temple juif, et leurs efforts ont de graves conséquences politiques sur la question palestino-israélienne. On peut dire qu’Israël joue le rôle de Babylone et de Rome, et les Palestiniens, comme les anciens israélites en 587 avant notre ère et les Juifs en 70 de notre ère, en sont les victimes.
Saladin et Richard Cœur de Lion
Jérusalem appartient à tous et à personne. La ville n’appartient à aucune communauté particulière, mais à tous les monothéistes. Cette simple réalité devrait être prise en compte pour déterminer le statut de la ville sainte, et ceux qui sont aveuglés par leur puissance actuelle devraient apprendre de l’histoire. Ils devraient admettre que Jérusalem est un héritage universel et que celui qui la contrôle doit en être le gardien. C’est ainsi que d’innombrables dirigeants musulmans ont traité la ville, même lorsqu’il était tentant de la posséder, et que leur pouvoir aurait pu le leur permettre.
Le sultan Saladin fournit un bon exemple de cette attitude envers Jérusalem. En 1192, il conclut avec le roi Richard Cœur de Lion un traité de paix qui mit fin à la guerre entre les deux camps. La paix permit aux Francs de reprendre leurs pèlerinages à Jérusalem, ce qui ne plaisait pas au roi. Il écrivit à Saladin que seuls les porteurs d’un laissez-passer signé de lui devaient être autorisés. Ceux qui n’en avaient pas devaient être refoulés par les musulmans. Saladin répondit qu’interdire à un Franc de se rendre à Jérusalem reviendrait à trahir son devoir d’hospitalité.
On pourrait penser qu’il s’agissait d’un « coup de com’ » de Saladin, pour employer une expression moderne. Mais ce n’était pas le cas. La réponse de Saladin à Richard procédait d’une vision historique des dirigeants et des savants musulmans : pour eux, les musulmans n’étaient pas les propriétaires de Jérusalem. Ils étaient les gardiens de la ville, et il était de leur responsabilité de protéger et de garantir le droit de tous les pèlerins, musulmans, chrétiens ou juifs de venir prier dans leurs lieux saints, dont certains — comme le Dôme du Rocher — sont partagés par les trois religions monothéistes.
Ce n’est pas la seule fois que Saladin observa les règles de son rôle de gardien qui déterminaient ce qu’il pouvait faire ou non dans la ville, même si la force lui permettait de les outrepasser. En octobre 1187, après avoir repris Jérusalem aux Francs qui l’occupaient depuis 1099, Saladin a convoqué une assemblée d’officiers supérieurs de l’armée, d’administrateurs et de savants religieux pour discuter du sort de l’église du Saint-Sépulcre. La majorité des personnes présentes lui a conseillé de ne pas toucher à l’église, car les musulmans avaient l’obligation légale de la protéger et de défendre le droit des chrétiens de venir en pèlerinage à Jérusalem. Ils ont fait valoir que ces droits avaient été inscrits dans la loi par le deuxième calife Omar Ibn Al-Khattab, qui est venu à Jérusalem en 638, suppose-t-on, et y a conclu un pacte avec les chrétiens connu comme le « Pacte d’Omar » (al-uhda al-umariyya). La notion de « garde » explique pourquoi, au moment de l’occupation britannique de la Palestine en 1917, et malgré une domination musulmane de près de 1300 ans, les chrétiens étaient les principaux propriétaires fonciers de Jérusalem.
Chaque religion a marqué la ville
Jérusalem occupe une position centrale dans l’univers religieux de l’islam, du christianisme et du judaïsme, et les trois religions partagent le récit biblique fondateur qui en a fait le centre religieux du monothéisme. Chaque communauté y a ajouté sa marque et ses récits. Le fait que les musulmans se soient sentis obligés de défendre et de protéger les lieux de culte chrétiens et juifs à Jérusalem ainsi que leur libre accès ne signifie pas que la ville n’était pas importante pour eux. Leur lien religieux et politique avec Jérusalem remonte au premier siècle de l’islam (VIIe siècle de notre ère), et il a été façonné par l’héritage biblique partagé avec les juifs et les chrétiens. Les musulmans ont ajouté leur propre empreinte au fil des ans, et elle est aujourd’hui partie intégrante du patrimoine islamique de Jérusalem. La construction du Haram Al-Charif (le Dôme du Rocher et la mosquée d’Al-Aqsa) par les califes omeyyades, ainsi que de nombreuses autres structures religieuses majestueuses témoignent de l’importance de Jérusalem pour les musulmans.
La ville est importante parce qu’ils croient que la création a commencé là, parce que d’innombrables interventions divines et manifestations prophétiques se sont déroulées dans et autour de la cité, et que c’est là qu’aura lieu la fin des temps. Au cours des siècles, de nombreux musulmans sont venus en pèlerinage à Jérusalem, ou ont fait étape dans la ville sur le chemin de La Mecque. Il était très courant, dans l’histoire de l’islam, de s’arrêter à Jérusalem sur le chemin du pèlerinage du hadj à La Mecque ; cette coutume a cessé uniquement en raison des violences qui ont précédé et suivi la création de l’État d’Israël. Jérusalem était également un lieu de choix pour accomplir une retraite spirituelle, en particulier pour les soufis et de nombreux autres musulmans, car selon la foi islamique le prophète Mohammed en était parti pour le ciel, où il avait rencontré Dieu (événement nommé Al-Miraj, la Montée divine). Certains musulmans désiraient aussi se rendre à Jérusalem pour s’y familiariser avec la ville, en vue du jugement dernier.
Les musulmans ont historiquement compris que l’obligation de « garde » était une condition de leur domination sur la ville, et qu’elle déterminait leurs décisions. Ils étaient même disposés à partager le contrôle politique de Jérusalem, voire à la confier à d’autres en échange de la paix, à condition que cette paix assure aux musulmans l’accès à la ville sainte et le droit au culte. On en a un exemple datant de l’époque de Saladin. En 1191, Richard Coeur de Lion fit une offre de paix au frère et futur successeur de Saladin, Al-Adel. Il lui proposa d’épouser sa sœur Joan. Al-Adel discuta de la proposition avec quelques membres importants de la cour de Saladin. L’idée leur plut et ils la présentèrent au sultan. Saladin donna sa bénédiction. L’accord proposé stipulait qu’Al-Adel et Joan prendraient Jérusalem comme capitale et régneraient ensemble sur la Palestine. L’accord échoua finalement du fait du rejet de Rome ; à l’époque, les papes étaient intraitables dans la lutte contre les musulmans et sabotaient toute tentative de paix provenant de chefs croisés.
Des pèlerins musulmans à l’église de la Nativité
Ce projet d’accord ne disparut pas complètement. Il fut en partie ressuscité 38 ans plus tard, lorsque le neveu de Saladin, le sultan Al-Kamil et Frédéric II de Hohenstaufen, empereur du Saint-Empire romain germanique firent la paix pour partager Jérusalem. À mon avis, c’est cette paix qui a finalement mis fin aux croisades, en ce sens qu’elle a fait hésiter de nombreux dirigeants européens à combattre les musulmans. L’alliance entre Al-Kamil et Frédéric, négociée en 1228-1229 assura aux musulmans le droit de gérer les affaires dans le quartier musulman (y compris le Haram al-Charif), et aux chrétiens le droit de gérer les affaires dans les quartiers chrétiens, qui comprenaient également Bethléem. Le traité autorisait aussi l’accès de chaque communauté aux sanctuaires des autres groupes et le droit d’y prier ; les pèlerins chrétiens pouvaient par exemple aller au Dôme du Rocher, et les pèlerins musulmans à l’église de la Nativité à Bethléem.
De même, la notion de « garde » a défini et façonné l’attitude des musulmans à l’égard des droits des juifs à Jérusalem. Les droits historiques des communautés juives à prier au mur des Lamentations en sont un bon exemple. En témoigne aussi une affaire qui dura de novembre 1473 à août 1475 entre les communautés musulmane et juive locales. Elle nous donne une bonne idée de l’obligation ressentie par les dirigeants musulmans de protéger les droits des juifs qui étaient sans défense et n’avaient aucun pouvoir politique à Jérusalem, même quand ils auraient pu facilement succomber aux appels populaires à la confiscation de leurs biens. L’incident en question s’est produit à la suite de fortes pluies en novembre 1473, qui causèrent l’effondrement d’un bâtiment appartenant à des juifs dans le quartier juif de la ville. Les musulmans locaux pensaient confisquer le terrain pour l’utiliser comme porte d’entrée d’une mosquée voisine.
Cela conduisit à un affrontement entre certains dirigeants et juristes locaux, d’une part, et le sultan mamelouk Qait Bay du Caire et les juristes officiels mamelouks, d’autre part. Enragée par le refus du sultan de leur donner le terrain juif, une foule musulmane détruisit la synagogue à Jérusalem. La communauté juive écrivit à Qait Bay pour lui demander son aide. Le sultan convoqua un conseil de juristes religieux qui statua que les juifs avaient droit à leur synagogue et à leur terrain, et qu’ils devraient être autorisés à les réhabiliter. Les habitants de Jérusalem refusèrent d’appliquer la décision du sultan. Furieux de cette désobéissance, Qait Bay ordonna que des juristes de Jérusalem soient amenés au Caire où ils furent fouettés, puis démis de leurs fonctions. L’incident prit fin en août 1475, et la synagogue put être reconstruite.
Un affront au judaïsme historique
Cette affaire, comme d’autres examinées ici, montre comment la notion de « garde » a prévalu parmi les élites politiques et religieuses musulmanes pendant des siècles, et qu’elle n’était pas limitée à un dirigeant en particulier. Elle a guidé l’attitude des dirigeants musulmans à l’égard de Jérusalem. Ils se sont sentis obligés de protéger les droits des chrétiens et des juifs, même à des moments où ils auraient pu facilement succomber aux demandes populaires, ou aux occasions historiques de les confisquer.
Mais nous voyons aujourd’hui le gouvernement de Benyamin Nétanyahou encouragé par les gouvernements américain, européen et arabe, utiliser son avantage militaire pour confisquer Jérusalem et en faire la propriété exclusive de certains juifs ; un affront au judaïsme historique, au christianisme et à l’islam.
Ironiquement, la période que nous appelons le Moyen Âge qui, en raison de son eurocentrisme évoque des notions de barbarie et de fanatisme religieux, offre des leçons sur l’art de gouverner, dangereusement ignorées dans le monde actuel. Trump, Nétanyahou, et beaucoup d’autres dirigeants tout aussi ineptes se comportent comme les Babyloniens ou les Romains, comme si leurs pouvoirs allaient durer et que leur parole était la loi. La paix entre Al-Kamil et Frédéric II est un modèle parfait pour résoudre le conflit israélo-palestinien autour de Jérusalem. Mais il ne fonctionnera jamais si les gouvernements israéliens insistent pour priver les Palestiniens de tout droit à Jérusalem et en Palestine. Pour que cela fonctionne, nous devons revenir au concept de la garde, qui impose que le dirigeant politique de Jérusalem soit un hôte. Un hôte généreux.
Suleiman Mourad
Smith College, États-Unis et Institut d’études avancées de Nantes. Auteur, avec Perry Anderson, de La Mosaïque de l’islam, Fayard, 2016.
Ce texte est basé sur un article plus long intitulé « Too Big to Be Owned : Reflections on Jerusalem in Islamic History », publié dans la Review of Middle East Studies, juin 2019.
Traduit de l’anglais par Pierre Prier.
Source :Orient XXI