La France contre le BDS. La justice européenne attendue au tournant

jeudi 11 juin 2020

La Cour européenne des droits de l’homme doit faire connaître son verdict aujourd’hui jeudi 11 juin dans l’affaire Baldassi, un militant du mouvement Boycott-Désinvestissement-Sanctions de Mulhouse dont la condamnation par la cour d’appel de Colmar avait été entérinée en cassation. Si elle est défavorable à la France, cette décision marquerait la fin de la criminalisation des actions militantes de boycott dans ce pays qui fait figure d’exception dans le monde.

JPEG - 1002.9 ko Toulouse, 22 septembre 2016. — Manifestation devant le tribunal pour soutenir quatre militants poursuivis pour avoir distribué des tracts appelant au boycott des produits des colonies israéliennes. Rémy Gabalda/AFP

Souvent, lorsqu’on parle du « droit » à des militants, on les ennuie. Mais ceux de Mulhouse soutenant la campagne « Boycott-Désinvestissement-Sanctions » (« BDS ») contre Israël se sont pourtant approprié l’outil juridique pour se défendre et combattre les dérives de l’autorité publique. L’affaire Baldassi (du nom d’un des militants du BDS) commence le 26 septembre 2009. Des militants pénètrent dans un magasin Carrefour à Illzach, près de Mulhouse dans le Haut-Rhin. Ils appellent au boycott des produits israéliens, portent des tee-shirts avec le slogan « Palestine vivra/Boycott d’Israël » et distribuent des tracts aux clients : « Acheter les produits importés d’Israël, c’est légitimer les crimes à Gaza, c’est approuver la politique menée par le gouvernement israélien ».

D’autres tracts listent les produits visés, et une pétition est proposée à la signature des clients. Des chariots sont remplis de produits importés d’Israël. Ceux-ci sont soigneusement replacés dans les rayons par la suite. Aucune dégradation n’est commise et, faut-il le préciser, aucun propos antisémite prononcé. Une action similaire a lieu le 22 mai 2010. Carrefour dépose plainte contre douze militants, puis se retire, mais des associations de défense des intérêts israéliens et juifs se constituent partie civile

De lourdes condamnations en appel

Par deux jugements du 15 décembre 2011 (il y a deux procédures pour les deux actions), le tribunal correctionnel de Mulhouse, saisi pour des faits de provocation à la discrimination raciale, nationale ou religieuse, prononce la relaxe de l’ensemble des militants. Cependant, le 27 novembre 2013, la cour d’appel de Colmar infirme ces jugements. Les douze militants sont condamnés chacun à 1 000 euros d’amende avec sursis, et à payer de lourds dommages et intérêts. Les peines encourues allaient jusqu’à un an d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende. La chambre criminelle de la cour de cassation, le 20 octobre 2015, approuve la condamnation. Les militants se tournent alors vers la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). L’affaire est en traitement, et une décision sera enfin rendue ce jeudi 11 juin.

Ces procédures judiciaires s’inscrivent dans le cadre d’une volonté politique visant à mettre fin à la campagne BDS. Elle fut lancée le 9 juillet 2005 par 171 organisations de la société civile palestinienne, avec comme objectifs la fin de l’occupation israélienne, le démantèlement du mur de séparation, la reconnaissance de l’égalité entre les citoyens arabo-palestiniens d’Israël et les citoyens juifs d’Israël, la fin du blocus de la bande de Gaza et le droit au retour et à l’indemnisation des réfugiés palestiniens. Les organisations palestiniennes prônent pour ce faire trois moyens qui constituent le nom du mouvement : un boycott d’Israël dans de larges domaines, des désinvestissements économiques, et des sanctions juridiques et politiques à son encontre. En France, la campagne BDS n’est relayée par des associations qu’à partir de mars 2009, en réponse à l’opération « Plomb durci » dans la bande de Gaza. Le 12 février 2010, en réponse à des actions militantes, une circulaire est rédigée par la garde des Sceaux de l’époque, Michèle Alliot-Marie. Le texte, vivement critiqué, demande aux parquets d’engager des poursuites contre les personnes appelant ou participant à des actions d’appel au boycott « de produits israéliens ». Le 15 mai 2012, le garde des Sceaux suivant, Michel Mercier, sur le point de quitter ses fonctions, prend une seconde circulaire précisant la première. Ces circulaires deviennent de véritables épées de Damoclès au-dessus de la tête des militants.

Depuis 2010, plus d’une centaine de personnes ont fait l’objet d’une procédure de police pour avoir appelé au boycott des produits israéliens. Le parquet a décidé, pour la majorité des dossiers, de classer sans suite ou de procéder à un rappel à la loi. Cependant, des dizaines de militants ont fait l’objet d’une procédure devant un tribunal correctionnel. Les plaintes émanent le plus souvent d’associations de défense des intérêts israéliens, ou bien du ministère public.

Revenons à l’affaire Baldassi. Ses enjeux sont importants pour éclairer la pénalisation de l’appel au boycott des produits israéliens. Précisons d’abord que l’interdiction de la Cour de cassation ne concerne que les « produits israéliens » : l’appel au boycott des produits issus des colonies israéliennes, de l’État d’Israël en général, ou des manifestations culturelles ou sportives israéliennes n’ont pas été interdites. La CEDH s’est déjà prononcée en 2009 sur l’appel au boycott de produits israéliens émanant du maire de la ville de Seclin (Nord), Jean-Claude Fernand Willem. Sa condamnation par les juridictions françaises n’avait pas été remise en question par la cour. Si la décision est critiquable, il n’en reste pas moins que l’affaire Baldassi est très différente puisque les militants citoyens sans fonction publique notable ne sont pas tenus par le devoir de réserve d’un maire, et n’imposent rien aux consommateurs puisqu’ils n’ont pas les mêmes pouvoirs qu’un élu local.

Raisonnement fragile sur la « nationalité » d’un produit

Tout d’abord, les militants estiment que l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui concerne le principe de légalité pénale, a été violé. La « légalité pénale », c’est la nécessité de l’existence d’une loi (retranscrite dans le Code pénal par exemple) pour pouvoir être condamné. Or, aucune loi française n’interdit la discrimination de produits. Les juges ont eu une interprétation extrêmement large de la loi pénale : en retenant l’application de l’article 24, alinéa 8 de la loi sur la liberté de la presse de 1881, ils ont estimé que l’action des militants visait la discrimination de personnes à raison de leur origine nationale (les producteurs israéliens) et non des produits. Ce raisonnement est extrêmement fragile, dans la mesure où la « nationalité » d’un produit est déterminé non pas par la nationalité de ses producteurs, mais pas son origine géographique. Les produits « israéliens » boycottés peuvent être fabriqués par des entreprises non israéliennes installées en Israël. L’appel au boycott ne vise pas les Israéliens, mais les produits en provenance d’Israël pour faire pression sur le gouvernement de ce pays.

Ensuite, les militants invoquent une violation de l’article 10 de la Convention, qui concerne la liberté d’expression. Certains cas spécifiques peuvent autoriser les États à restreindre cette liberté, comme la protection de l’ordre public ou la protection des « droits d’autrui ». Ce sont ces deux cas qui sont mis en avant par le gouvernement français dans ses observations auprès de la CEDH. Or, l’ordre public n’a jamais été menacé par les actions des militants. Par exemple, il n’y a eu aucun heurt entre les communautés juive et arabe.

De plus, les « droits d’autrui », sous-entendu les droits des producteurs israéliens, n’ont pas à être protégés, car ils ne sont pas mis à mal par les actions militantes. Ces droits semblent avoir été « inventés pour les besoins de la cause ». Leur droit est seulement celui de pouvoir vendre leurs produits aux distributeurs français (Carrefour par exemple), mais ils ne disposent en aucun cas d’un droit de vente finale : le consommateur n’est pas un homo œconomicus arriéré et n’a aucune obligation d’acheter. Au contraire, il dispose de droits quant à son information sur l’origine du produit : lorsque parmi les produits israéliens figurent des produits fabriqués en fait dans des colonies en Cisjordanie, ses droits sont bafoués.

Enfin, la liberté d’expression spécifique des militants politiques a toujours été vigoureusement protégée par la CEDH. Les arguments avancés par les juridictions et le gouvernement français sont beaucoup trop pauvres pour restreindre cette liberté.
« Entrave à l’activité économique »

Enfin, les rares mais néanmoins trop nombreux tribunaux qui condamnent des militants de la campagne BDS avancent souvent qu’une provocation à la discrimination nationale par le truchement d’une « entrave à l’activité économique » a été commise. Ce point n’est abordé qu’en filigrane dans l’affaire Baldassi, car les militants n’ont pas été condamnés précisément à ce titre. Mais il est tout de même important de l’évoquer. Sur le fond, le raisonnement peut se tenir : coller des stickers sur les produits ou déplacer les produits dans des chariots de supermarché peut entraver l’activité économique. Encore faut-il savoir de quelle activité économique on parle. Celle de l’entreprise de distribution (supermarché) qui ne porte le plus souvent pas plainte ? Ou celle des producteurs qui n’ont pas un droit de vente finale ? Sur la forme en revanche, tout est fragile : la discrimination nationale à travers une entrave économique est réprimée par les articles 225-1 et 225-2 du Code pénal. Or, la provocation à la discrimination nationale (qui n’est pas la discrimination) est visée par l’article 24 alinea 8 de la loi sur la liberté de la presse de 1881, et cet article ne parle en aucun cas d’entrave économique. L’article 24 alinéa 9 de cette loi renvoie aux articles du Code pénal et donc à l’entrave économique, mais il concerne la provocation à la discrimination des personnes à raison de leur orientation sexuelle ou de leur situation de handicap. Réprimer l’appel à la discrimination nationale réalisé à travers une « entrave économique » n’est donc pas prévu spécifiquement par la loi : le principe de légalité pénale est malmené.

Pour l’ensemble de ces raisons, la CEDH ne doit pas entériner l’« attentat juridique »
du 20 octobre 2015, où la Cour de cassation avait entériné les condamnations des militants de Mulhouse. Si la CEDH condamne la France pour violation des articles 7 et 10 de la Convention, aucune condamnation sur de tels faits ne pourra avoir lieu à l’avenir. La décision aura des effets ou bien rassurants, ou bien désastreux pour le monde militant et la liberté d’expression : « Il y a eu 250 tracts distribués, pour plus de dix ans de procédures, et près de 70 000 euros de frais divers au total : indemnités civiles, frais de justice, avocats, etc. Soit près de 300 euros le tract… C’est ça, la proportionnalité ? » se demande Guy Peterschmitt, militant à l’Association France Palestine Solidarité (AFPS) Alsace.

« Le droit est la plus puissante des écoles de l’imagination. Jamais poète n’a interprété la nature aussi librement qu’un juriste la réalité », écrivait Jean Giraudoux. Mais la Cour de cassation a abusé de cette liberté, et espérons que l’interprétation faite par les militants BDS de la loi pénale sera retenue par la CEDH. Son verdict est attendu jeudi 11 juin avec intérêt.

Antoine Quéré
Étudiant en droit pénal.
Source : Orient XXI

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Antoine Quéré participera à l’émission "une heure en palestine" ce mercredi 17 juin de 18h à 19h sur Radio Galère
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